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Nulle comparaison ne pouvait, à cette heure, frapper davantage l’esprit de Jean Fortel. Bien qu’il eût souhaité plus d’indifférence et de gaieté en son visiteur, il ne pouvait s’empêcher d’être attiré vers lui, où s’agitaient les derniers remous d’un naufrage accompli. Au reste, ce que venait de dire Marc d’Ambléon l’avait pénétré d’une sorte de lueur inopinée. Un instant, il conçut, avec une ampleur et une précision extraordinaires, tout ce que sa femme était pour lui. Vraiment, il l’aimait d’un prodigieux amour, — un amour si intense qu’il faillit l’exprimer. Devant Marc, c’eût été cruel. Il refoula cet aveu, ce chant de véhémente allégresse.

— Mais, mon petit Marc, tu es jeune ! Tu guériras. Et je veux être pendu si je ne te revois pas, bientôt, heureux comme je le suis et comme tu l’étais !

— Comme je croyais l’être !… Hélas ! il est trop tard.

— Il n’est jamais trop tard !

— L’escalier de l’enfer n’est pas fait pour qu’on le remonte. Moi, j’ai vécu. J’aimais la vie, vois-tu, comme ceux qui doivent mourir jeunes. Et, en effet, je suis mort jeune. Le silence est en moi et je me sens désert. Je ne serai plus heureux que par inadvertance.

— Tu bois ton image, Narcisse !

— Non ! Je pense, n’en doute pas, à tout ce qui fait ici-bas les détresses et les joies. Conquérir le bonheur, ah ! ce n’est pas, en somme, très difficile. Mais quand on l’a conquis, c’est alors qu’il faut de la tête pour le conserver ! Pareil à toute fortune, faute de s’accroître, il diminue. Veille sur le tien, Jean. Ne te disperse pas trop. La plus grande sottise qu’un homme puisse commettre, à qui la destinée offre plusieurs bonheurs, c’est de les vouloir goûter tous à la fois.

Il vit dans le regard de Jean Fortel un léger étonnement qu’il ne comprit pas tout de suite.

— Nelly est Anglaise, dit Jean Fortel posément. Elle n’est pas de notre race. De là, forcément, un abîme entre vous deux.

— Aucune femme n’est de notre race. Ta mère, ta sœur elle-même, sont plus loin de toi que tu ne l’es d’un habitant du Labrador ou du Sénégal. Non, aucune femme…

L’expression de son ami l’éclaira. Il s’arrêta et rougit.

— Pardon, Jean, ne fais pas attention. Je généralise sottement. Il ne faut pas m’en vouloir. J’ai perdu l’habitude de causer avec quelqu’un ; il me semble encore que je me parle à moi-même, sous une tente africaine ou dans quelque auberge des Balkans… Je sais bien que, Jacqueline et toi, vous êtes le couple rêvé !

— Parce que peut-être, dit Jean Fortel, je ne m’embarrasse pas d’analyse psychologique. Parbleu ! si l’humanité était composée de penseurs, le monde serait inhabitable ! Il faut la joyeuse insouciance des imbéciles pour entraîner les autres ! Moi, j’aime tout simplement. Sans chercher comment ni pourquoi. J’aime comme je respire. Et je suis aimé de la même manière. Allons, verse-moi du champagne…

Ce qu’il ne disait pas, c’est qu’il se sentait, sur ce terrain, un tout autre personnage que Marc d’Ambléon. Colosse, magnifique spécimen d’humanité, il se savait privilégié, doué d’un attrait physique qui le dispensait de toute stratégie. Il avait toujours éprouvé quelque pitié pour ces amoureux qui ne doivent leurs succès qu’à ce qu’il appelait des ingéniosités, des tactiques, des manœuvres enfin. Lui, il était lui-même ; cela suffisait.

Marc, cependant, continuait :

— Je ne parle ni pour toi, ni pour Jacqueline. Mais il est certain qu’un immense malentendu règne entre les sexes, parce que les hommes jugent les femmes comme si elles leur ressemblaient d’âme et de cœur. Ils exigent d’elles, en conséquence, des qualités qui ne sont pas leur fait ; et elles montrent