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— Toujours le même !

— Toujours. J’adore combattre… Enfin, je n’avais qu’un petit couteau de chasse. J’ai tué mon cochon, mais il a bien failli m’envoyer dans l’autre monde !… Décousu, mon cher, comme un simple cabot. Deux centimètres plus haut, et je crois bien que ça y était. Jambe droite. Un mois de pieu, au moins !… Mais toi, Marc ?

— Comment va Jacqueline ?

— Des mieux. Elle est à l’Opéra-Français avec la mère Lehellier. Tu te rappelles, hein, la mère Lehellier ? On reprend Pelléas ce soir, avec Volowska et Jardin. Jardin, tu vois ça d’ici ? Tu te rappelles Jardin ?

— Mais oui, répondit doucement Marc d’Ambléon. Je me rappelle Jardin et Mme Lehellier. Il n’y a pas un siècle que j’ai quitté Paris…

Il souriait, avec un soupçon de mélancolie.

C’était un joli homme extrêmement affiné, blond, d’un blond pâle, offrant on ne savait quoi, dans les yeux, d’effacé, d’usé, comme si ces yeux eussent regardé — ou pleuré — plus que d’autres.

Jean Fortel et lui s’envisagèrent. Leur poignée de main s’était prolongée. Bien par hasard. Cela venait de ce que Jean, qui souffrait encore, avait retenu machinalement la main de son ami. Il s’en aperçut et l’abandonna, conscient de l’époque où il vivait et qui répudie les démonstrations sentimentales.

— Et alors, comment va ? fit-il rondement. Ce voyage ? Ou ces voyages ?… Fatigué ? Un peu. Mais tu débarques, c’est donc compréhensible. Faim ? Soif ? Assieds-toi, vieux. On t’a préparé l’en-cas des familles.

— Merci, dit Marc. Un peu de champagne, ce sera tout.

— Tu as dîné dans le train ?

Il secoua la tête.

— Non. Mais cette rentrée… Tu ne peux pas savoir combien ton coup de téléphone m’a été agréable… Cette rentrée, vois-tu ! même après un an et demi !…

— Constant, dit Jean Fortel, ça va. Tu peux disposer. — Voyons, voyons, mon petit Marc… Triste ?

Les yeux ailleurs, Marc d’Ambléon haussa les épaules.

— Bien sûr : triste. Oh ! ce n’est qu’un jour ou deux à passer. Une question d’heures… et de déménagement. Voilà tout. Mais ce soir… Cet appartement qui n’a pas changé… et qui a tant changé !…

— Raconte-moi les pays que tu as parcourus. D’où viens-tu ?

— De partout. J’ai erré…

— Raconte !

Marc d’Ambléon garda le silence. Puis, s’efforçant à sourire :

— Certes, dit-il, ce qui m’aura le plus surpris de tout ce que j’ai vu, c’est ce que je viens de retrouver. En dix-huit mois une obsession dénature étrangement les souvenirs ! Tout m’ébahit. Les choses ne sont pas semblables à l’idée que je m’en suis faite, de jour en jour, depuis mon départ. Je les reconnais avec stupeur, dépouillées du déguisement que ma mémoire fiévreuse leur avait imposé… Toi-même, Jean, et ton bonheur auquel j’ai pensé si souvent, et ta vie de grand gaillard casse-cou, d’homme heureux, aimé, aimant, — tout cela m’apparaît…

— Moins beau ?

— Différent. Plus beau peut-être, parce que plus réel. Oui. Je te regarde avec une joie profonde, et sans amertume, sache-le ! Tu es heureux du bonheur même que j’ai cru posséder. Quoi de plus rayonnant ?

— C’est vrai… Je n’y pensais pas !

— C’est que le bonheur conjugal est de ceux dont le sentiment exige quelque réflexion. Les étourdis ne sauraient l’éprouver. Il ressemble à la bonne santé, dont les malades seuls apprécient la merveille.