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Le Savoy fut tout ensemble, du moins en acoustique, à Londres et à Paris.

Les grandes mains musculeuses de Jean Fortel dansaient un charleston sur les draps brodés. Mais le fading fit des siennes. Le jazz recula aux limites de l’ouïe, s’éteignit…

Un bouton détourné, le déclic mélodieux d’un ressort qui s’échappe au sein du coffre…

Et ce fut de nouveau le silence, divisé par le métronome du cartel.

Pris dans son mal comme un atlante dans sa gaine de pierre, l’homme immobile, arc-bouté sur ses bras robustes, balança son torse avec précaution et, pesamment, non sans grimaces, se remonta.

La vue de cette chambre commençait à lui devenir insupportable.

Il braqua le rayon de la lampe dans la direction du bureau de sa femme. Un pastel, pendu à la muraille, s’inclinait vers la place vide où Jacqueline avait coutume de s’asseoir. En levant les yeux, elle voyait là son Jean, représenté en joueur de polo, rieur, animé, plein de sa force et sûr de son adresse. Et plus bas, posées à la hauteur du regard, une quinzaine de photographies multipliaient l’image du même Jean Fortel dans tous les costumes que le sport a fait imaginer, depuis la casaque du gentleman-rider et la redingote d’équipage jusqu’aux chandails du skieur et la veste de l’épéiste.

Jean Fortel soupira profondément. Il prit les revues, les journaux et les livres, il les jeta sur la peau d’ours, et derechef serra les dents, ayant l’œil dur et les maxillaires gonflés. Il éprouvait, avec une violence intolérable, tous les désirs brutaux qu’un sang trop vif fait courir dans les artères des jeunes hommes habitués aux exercices du corps. Sa poitrine aspirait à l’air libre de l’océan, des cimes, des forêts. Un besoin de lutte, presque effrayant, le sollicitait tout entier. La marche, la boxe, la danse, la course cadençaient dans ses chevilles des enjambées fantômes et cent velléités de mouvement. Des horions qui ne frapperaient personne germaient au plein de ses biceps et venaient s’évanouir dans l’une de ces contractions qui refermaient sur elles-mêmes ses mains broyeuses et lançaient ses poings « en dedans » pour une attaque chimérique dont il réprimait jusqu’à l’ébauche. Il se sentait dominateur, primitif, matériel, et il s’avouait très naturellement que détruire quelque chose l’eût soulagé.

Constant dressa le couvert d’un léger souper, à quelque distance du lit. Jean Fortel, absorbé dans la sensation de sa chair despotique, en subissait le joug et l’écoutait haleter d’être enchaînée. Puis il revint à Jacqueline par un détour aisé, croisa ses mains derrière sa tête, et laissa l’électricité baigner ses yeux très clairs et qui rêvaient bienheureusement.

— Le voilà. Tu n’entends pas ?

— Plaît-il ? fit Constant, hébété.

M. d’Ambléon, parbleu ! Quelqu’un traverse l’avenue ; c’est lui. Et la porte, là-bas, s’est refermée…

Le timbre-cloche de l’hôtel retentit dans la cour.

Jean, tout joyeux, s’agita. Il se mordit les lèvres pour ne pas crier tant sa cuisse fut soudain lardée par une défense invisible.

Marc d’Ambléon le trouva qui s’épongeait la face, sans pouvoir arracher si vite le masque de la souffrance.

— Eh bien, Jean ? Quoi donc ? Si je m’attendais à te trouver couché ! Mais saprelotte, qu’est-ce que tu as encore fait, risque-tout ? Tu n’as pas l’air à ton aise, sais-tu ?

— Rien… Ce n’est rien… Un vieux solitaire, l’autre jour, en forêt de Montmaur… Au ferme. Il me décousait tous mes chiens… Belle musique, tu penses !… Seulement, il gelait à pierre fendre. J’ai glissé sur la glace. Le ragot s’est jeté sur moi. J’étais seul, les quatre fers en l’air ! J’avais laissé mon fusil accroché à un arbre ; au ferme, n’est-ce pas, on peut essayer…