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à celui des Fortel ; c’était un bon ménage, aux yeux du monde. Et puis, tout cela, un beau jour de juin, avait craqué. Nelly, la délicieuse Nelly, n’était pas irréprochable ! Qui l’eût cru ?… Pauvre vieux cher Marc !

Au souvenir de cette mauvaise journée, Jean Fortel éprouvait une gêne, une contrariété pénible. Marc d’Ambléon, si doux, si gentil… et si désespéré, venu tout de suite, comme on se réfugie… Jean n’aurait su l’oublier. Marc était arrivé dans l’écurie, au moment où le vétérinaire achevait de poser un vésicatoire à Miss Darling. Il était bizarrement livide, Marc, avec des taches rouges sous les yeux. Sa démarche, ses gestes avaient changé ; sa voix aussi. « Eh bien, eh bien, dit-il, voilà ce qui s’est produit, n’est-ce pas… Oh ! très simple. Tout à l’heure je suis rentré chez moi… malencontreusement, oui, malencontreusement. J’ai ouvert une porte, et alors ce que j’ai vu m’a fait comprendre que Nelly et moi devions suivre chacun une route différente. Elle s’en ira dans quelques jours. Elle retournera en Angleterre, dans sa famille. Et moi, je pars ce soir, Jean. Voilà. Je suis venu te dire au revoir… Je reviendrai je ne sais quand, lorsque… lorsque, n’est-ce pas, l’oubli, le temps… »

On avait bien essayé d’arranger les choses. Vaine entreprise. Marc était parti. Nelly ensuite.

— Dix-huit mois. Et ce soir : des lumières. Oh ! ce ne pouvait être que Marc !…

On frappa.

— C’est M. d’Ambléon qui est de retour, dit Constant. Il est rentré de voyage tout à l’heure… Puis-je me retirer ?

— Tu veux rire, Constant, tu veux rire ! Passe-moi l’Annuaire des Téléphones, j’ai oublié le numéro de M. d’Ambléon.

Il feuilleta.

— Dis-moi, Constant. Qui est-ce qui veille ici jusqu’au retour de Madame ?

— Les deux femmes de chambre, Monsieur. Et moi, si Monsieur le désire.

— Je le désire. Attends… « Allô ! C’est toi, Marc ? Ici, Jean Fortel… Mais oui : j’ai vu de la lumière chez toi… Viens ! Viens tout de suite. Tu me trouveras dans ma chambre, mon vieux ; figure-toi… Mais je t’expliquerai. Un accident de chasse, ridicule… Alors, bonne santé ?… Oui, viens. Dans trois quarts d’heure ? Compris. Bien content, tu sais ! »

Jean Fortel reprit, pour Constant :

— Une bouteille d’extra-dry, une bouteille de Château-Margaux, des choses froides, des fruits… Tu trouveras bien, à l’office ! Monte tes victuailles ici. Eh bien, je suis content, vrai ! Quelle heure ? Dix heures bientôt. Allons, va ! Tu devrais être déjà revenu !

Il demeura sans bouger, souriant, songeur, l’esprit voyageant au gré de la mémoire, dans un passé de jeunesse et de camaraderie.

Un air, lointainement pianoté, lui parvint, si faible qu’à peine on le repérait.

Il rebrancha le téléphone sur l’Opéra-Français.

L’écouteur ne décela qu’une confusion de bruits et de chuchotements.

C’était l’entr’acte. Jean Fortel raccrocha, puis, désœuvré, recourut aux distractions de la T. S. F. Il tourna les boutons de l’appareil radiophonique, promena les aiguilles sur l’arc des secteurs… Des cris surprenants, chromatiques, s’échappèrent. Il y eut d’étranges vociférations, des appels aigus, des soupirs de volupté et des mugissements de fureur. Les sirènes de l’espace hurlaient les stridences hertziennes de leurs passions inconcevables. Elles se révoltaient, elles se répandaient en un vacarme bestial, avant de se soumettre, d’obéir à la loi des hommes et de remplir leurs fonctions de messagères asservies. Puis une voix de speaker et le rythme syncopé d’un jazz-band se mélangèrent au loin. Une lampe trop chauffée se mit à siffler d’un ton exaspéré. La voix s’enfonça dans l’inconnu. Le jazz, tonitruant, sembla s’être rapproché à la vitesse de l’éclair.