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Le xviiie siècle expliquait toute l’histoire religieuse par l’imposture. La critique de notre temps a totalement écarté cette explication. Le mot est impropre assurément ; mais dans quelle mesure les plus belles âmes du passé ont-elles aidé à leurs propres illusions ou à celles qu’on se faisait à leur sujet, c’est ce que notre âge réfléchi ne peut plus comprendre. Pour bien saisir cela, il faut avoir été en Orient. En Orient, la passion est l’âme de toute chose, et la crédulité n’a pas de bornes. On ne voit jamais le fond de la pensée d’un Oriental ; car souvent ce fond n’existe pas pour lui-même. La passion, d’une part, la crédulité, de l’autre, font l’imposture. Aussi aucun grand mouvement ne se produit-il en ce pays sans quelque supercherie. Nous ne savons plus désirer ni haïr ; la ruse n’a plus de place dans notre société, car elle n’a plus d’objet. Mais l’exaltation, la passion ne s’accommodent pas de cette froideur, de cette indifférence au résultat, qui est le principe de notre sincérité. Quand les natures absolues à la façon orientale embrassent une thèse, elles ne reculent plus, et, le jour où l’illusion devient nécessaire, rien ne leur coûte. Est-ce faute de sincérité ? Au contraire ; c’est parce que la conviction est très-intense chez de tels esprits, c’est parce qu’ils sont incapables de retour sur eux-mêmes, qu’ils ont moins de scrupules. Appeler cela fourberie est inexact ; c’est justement la force avec laquelle ils embrassent leur idée qui éteint chez eux toute autre pensée ; car le but leur paraît si absolument bon que tout ce qui peut y servir leur semble légitime. Le fanatisme est toujours sincère dans sa thèse et imposteur dans le choix des moyens de démonstration. Si le public ne cède pas tout d’abord aux raisons qu’il croit bonnes, c’est-à-dire à ses affirmations, il a recours à des raisons qu’il sait mauvaises. Pour lui, croire est tout ; les motifs pour lesquels on croit n’importent guère.