Page:Renan - Vie de Jesus, edition revue, 1895.djvu/41

Cette page a été validée par deux contributeurs.

bonnes preuves, bien déduites. Mais il serait peu équitable de juger d’après ces principes les grands hommes du passé. Il y a des natures qui ne se résignent pas à être impuissantes, qui acceptent l’humanité telle qu’elle est, avec ses faiblesses. Bien des grandes choses n’ont pu se faire sans mensonges et sans violences. Si demain l’idéal incarné venait s’offrir aux hommes pour les gouverner, il se trouverait en face de la sottise, qui veut être trompée, de la méchanceté, qui veut être domptée. Le seul irréprochable est le contemplateur, qui ne vise qu’à trouver le vrai, sans souci de le faire triompher ni de l’appliquer.

La morale n’est pas l’histoire. Peindre et raconter n’est pas approuver. Le naturaliste qui décrit les transformations de la chrysalide ne la blâme ni ne la loue. Il ne la taxe pas d’ingratitude parce qu’elle abandonne son linceul ; il ne la trouve pas téméraire parce qu’elle se crée des ailes ; il ne l’accuse pas de folie parce qu’elle aspire à se lancer dans l’espace. On peut être l’ami passionné du vrai et du beau, et pourtant se montrer indulgent pour les naïvetés du peuple. L’idéal seul est sans tache. Notre bonheur a coûté à nos pères des torrents de larmes et des flots de sang. Pour que des âmes pieuses goûtent au pied de l’autel l’intime consolation qui les fait vivre, il a fallu des siècles de hautaine contrainte, les mystères d’une politique sacerdotale, une verge de fer, des bûchers. Le respect que l’on doit à toute grande institution ne demande aucun sacrifice à la sincérité de l’histoire. Autrefois, pour être bon Français, il fallait croire à la colombe de Clovis, aux antiquités nationales du Trésor de Saint-Denis, aux vertus de l’oriflamme, à la mission surnaturelle de Jeanne d’Arc ; il fallait croire que la France était la première des nations, que la royauté française avait une supériorité sur toutes les autres royau-