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Salette, on eut l’idée claire de l’artifice ; mais la conviction que cela faisait du bien à la religion l’emporta sur tout[1]. La fraude se partageant entre plusieurs devient inconsciente, ou plutôt elle cesse d’être fraude et devient malentendu. Personne, en ce cas, ne trompe délibérément ; tout le monde trompe innocemment. Autrefois, on supposait en chaque légende des trompés et des trompeurs ; selon nous, tous les collaborateurs d’une légende sont à la fois trompés et trompeurs. Un miracle, en d’autres termes, suppose trois conditions : 1o la crédulité de tous ; 2o un peu de complaisance de la part de quelques-uns ; 3o l’acquiescement tacite de l’auteur principal. Par réaction contre les explications brutales du xviiie siècle, ne tombons pas dans des hypothèses qui impliqueraient des effets sans cause. La légende ne naît pas toute seule ; on l’aide à naître. Ces points d’appui d’une légende sont souvent d’une rare ténuité. C’est l’imagination populaire qui fait la boule de neige ; il y a eu cependant un noyau primitif. Les deux personnes qui composèrent les deux généalogies de Jésus savaient fort bien que ces listes n’étaient pas d’une grande authenticité. Les livres apocryphes, ces prétendues apocalypses de Daniel, d’Hénoch, d’Esdras, viennent de personnes fort convaincues : or, les auteurs de ces ouvrages savaient bien qu’ils n’étaient ni Daniel, ni Hénoch, ni Esdras. Le prêtre d’Asie qui composa le roman de Thécla déclara qu’il l’avait fait pour l’amour de Paul[2]. Il en faut dire autant de l’auteur du quatrième Évangile, personnage assurément de premier ordre.

    seul miracle, et passa néanmoins de son vivant pour un thaumaturge de premier ordre.

  1. Affaire de la Salette, pièces du procès, recueillies par J. Sabbatier, p. 214, 252, 254 (Grenoble, Vellot, 1856).
  2. Confessum id se amore Pauli fecisse. Tertullien, De baptismo, 17.