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jamais de ce qui te concerne : je le comprends facilement, cher ami, d’après le peu de mesure qu’elle met trop souvent dans son désir d’obliger. Il m’a été bien douloureux, pendant mon séjour à Paris, de voir les immenses changements que les six années de notre séparation ont amenés dans le jugement de cette femme excellente et distinguée. C’est un déclin dont je m’apercevais sans cesse, et qui me cause une bien vive peine, car je l’aime sincèrement… Son coeur seul est toujours parfait. — Ne laisse subsister aucune trace de ces tristes mots, je t’en conjure : c’est à peine si je puis convenir avec moi-même que cette chère amie n’est plus ce qu’elle a été. — Ce que tu me dis de ton maître de pension me désole. Dieu seul sait ce que tu éprouves de dégoûts dans cette maison, ce que tu y souffres de froid, d’ennuis, d’injustices ! — Depuis que le temps est rigoureux, je pense à toi sans cesse. De grâce, ami, allège mes tourments en t’entourant de ce qui peut au moins diminuer ces souffrances. Dis-moi que tu réchauffes un peu cette chambre où tu travailles tant, que tu t’es mis, autant, hélas ! qu’il t’est possible, à l’abri de ce froid si cruel. Ma pensée est bien triste quand je te vois ainsi livré à la plus grande fatigue de l’esprit, sans que personne songe à adoucir celle du corps… Oh ! Ernest, fortifions-nous souvent par la pensée de jours meilleurs ! Pour toi surtout, ceux-ci me semblent bien rudes à passer. — Encore une fois, je t’en conjure, je t’en sup-