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côtes de l’Ile d’Elbe, Monte-Christo élevant devant nous son cône étrange. Je me rappelais que ces mers tu les avais traversées, ces côtes escarpées t'avaient fait sentir et penser[1]. Le 27 au matin, nous nous réveillions en face du mont Argentaro ; le 28 à cinq heures du matin, nos vetturini nous réveillaient à la porte Cavaleggieri pour remplir les formalités d’usage, nous étions dans Rome.

Depuis mon séjour à Rome[2], ma bien-aimée, un immense changement s’est opéré dans toute ma manière de sentir. J’avais traversé le Midi sous l’empire d’une réaction assez vive ; je critiquais, parfois je m’indignais (innocemment bien entendu). Le jour que je passai à Civita-Vecchia fut pour moi un jour de colère, je regrettais presque d’être venu m’enfoncer dans ce tombeau. Ces croix partout dominatrices, ces armes papales insolemment restaurées, cet étendard blanc, ces moines à l’air de maîtres, ces capucins mendiants et dégradés, ces Monsignors aux airs déliés, ces fonctionnaires à l’habit demi- laïc, demi-clérical, cette population pâle, souffreteuse, fiévreuse, abattue, immorale, tout cela révoltait mes sentiments de Français et d’homme moderne. Je redoutais mon séjour à Rome, comme devant réveiller sans cesse en moi le pénible sentiment de l’indignation morale. Mon premier jour

  1. Henriette Renan avait fait, avec, la famille des Zamoyski, un voyage en Italie au printemps 1846.
  2. Voyez Correspondance, Renan-Berthelot, p. 42 et suiv, Fragments intimes, p. 19 et suiv.