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cet homme-là, dis-je, est digne du respect de tous ceux qui attachent encore un sens au mot vertu. Que ses idées soient étranges, folles même, que sa critique et son érudition atteignent le dernier degré du ridicule (il en est ainsi), je respecte au moins une conviction assez forte pour absorber si puissamment une vie. C’est là l’apôtre ; l’apôtre est à moitié fou, les gens pratiques le regardent comme idiot, parce qu’il n’a d’œil que pour le ciel ; le critique, sans se faire son disciple, tout on reconnaissant l’égarement inséparable d’une telle position intellectuelle, le respecte profondément comme une des plus énergiques manifestations des puissances de la nature humaine.

Henriette, il te manque une certaine impartialité, une certaine largeur, ou tolérance, qui fuit à toute chose sa part, qui ne s’attache à rien exclusivement, qui n’est d’aucun parti (tu es d’un parti, toi), mais qui voit dans chacun une face de vérité à côté d’une part d’erreur, qui n’a pour personne ni exclusion ni haine, parce qu’elle voit la nécessité de tous ces mouvements divers, et le droit qu’a chacun d’eux par la part de vérité qu’il possède, de faire son apparition dans le monde. L’erreur n’est pas sympathique à l’homme ; l’erreur n’est pas dangereuse : elle ne peut rien : une erreur dangereuse est une contradiction aussi bien qu’une vérité dangereuse. Car une pure erreur ne provoquerait de la nature humaine, qui après tout est bien faite, que dégoût et sentiment du ridicule. Ce qui fait le