Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/288

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trop excentriques. J’en suis à me demander ce qui a pu faire voir au voyageur qui t’a alarmée quelque symptôme analogue aux fatales journées dans le grand acte que la France vient d’accomplir avec tant de calme et si peu d’enthousiasme. Depuis juin, l’esprit politique est mort dans le peuple ; il ne songe plus qu’à vivre. Sans doute il s’opère en ce moment un immense mouvement d’idées. Mais nul, je t’assure, ne songe à tenter de sitôt l’expérience des armes. Le premier coup d’État, la première illégalité (pour parler au point de vue sur lequel tu insistais avec tant de vérité dans ta dernière lettre) viendra, j’en suis sûr, du parti conservateur ou rétrograde. Malheur à lui, s’il réussit ! L’expérience a prouvé qu’un gouvernement qui agit en son nom personnel est, en France, la chose la plus facile à renverser, mais qu’un pouvoir qui n’est que la représentation nationale elle-même est invincible. Quel gouvernement eût résisté aux journées de juin ? et la République y a résisté. Si j’étais Montagnard, je souhaiterais un empire ou une restauration, car il est certain que dans un ou deux ans, plus peut-être, on en aurait beau jeu ; au contraire cette majorité personnifiée est un roc inébranlable, une vraie borne. Pour peu qu’un gouvernement ait d’autocratie, il est si facile de faire croire qu’il ne représente pas le pays  ; au lieu que dans l’état actuel, il n’y a pas moyen d’argumenter là-dessus. Je souhaite vivement pour ma part qu’on renonce à l’agitation de la rue et à l’émeute (qui