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amie, c’est là le fruit que j’ai retiré de ma vie solitaire et concentrée, c’est de trouver des forces en moi-même et de suppléer par l’activité intérieure à celle du dehors. Eh quoi ! suis-je seul, quand j’ai auprès de moi Kant, Herder, Platon, Leibnitz ? Où trouver des hommes comme ceux-là, et où parlent-ils plus intimement que dans leurs livres ? je m’écrie on conversant avec eux :


Que mon âme à les voir en moi-même s’exalte !


et dans ma pauvre petite chambre nue et déserte, je passe certains moments avec une incroyable plénitude de bonheur. Puis accourent les tristes réalités ; mais j’en fais peu de cas, quand je spécule. Ah ! que je remercie Dieu d’avoir mis mon bonheur à penser et à sentir ! — Une seule chose me désole, chère amie, c’est ma pauvre mère. J’avais voulu la préparer à ma sortie du collège Stanislas, et j’en reçois une lettre désolante. C’est qu’elle m’aime, cette pauvre mère, Dieu sait combien ! Mais moi, que pouvais-je contre ma conscience ? Ah ! je le répète du fond de mon âme, s’il n’eût été question que du bonheur de ma vie, je l’eusse sacrifié de grand cœur. Ton voyage sera sous ce rapport une providence ; j’espère qu’il guérira tout. Mon Dieu, devais-je penser que vous m’imposeriez pour devoir d’accabler de peine celle pour qui vous aviez mis tant d’amour en mon cœur ! — Il faut nous séparer, chère Henriette. Plusieurs passages de cette lettre seront peut-être