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qu’à quelques pas de là les dieux et les êtres allégoriques s’y mêlent. Pour l’artiste grec, le trait réaliste est destiné à mieux faire ressortir l’idéal. L’artiste égyptien, au contraire, se complaît dans les scènes communes, représentées d’une façon commune. Content de son ouvrage, il ne rêve rien de plus ; il est satisfait à la façon des hommes vulgaires que ne tourmente pas la soif du divin. On ne sent pas en lui ce désespoir de ne pouvoir mieux faire, cette espèce d’effort pénible, qui ne laisse point de repos à l’artiste grec archaïque, à l’artiste italien du xiiie et du xive siècle. Ces étonnantes statues de Sakkara sont impossibles à améliorer, car le problème de l’art y est mal abordé. Fourvoyé dans l’impasse du médiocre, cet art, durant des siècles, se répétera indéfiniment, sculptera des kilomètres de surfaces lisses, couvrira d’images des fûts de colonnes innombrables, et cela sans progrès, sans luttes d’écoles, sans arriver au parfait. Et pourquoi y arriver ? Le roi, le prêtre, de qui vient la commande, ne font pas la distinction de ce qui est passable ou exquis. Une grande partie de ces ouvrages ne sera jamais sérieusement regardée[1]. Rien ici d’analogue à ce merveilleux public grec, à cette agora d’Athènes, où l’artiste trouvait ce qu’il lui faut pour l’encourager et le guider, l’admiration des uns, la raillerie des autres, l’émulation de ses rivaux, la rage de bien faire, un peuple possédé tout entier de la sainte fièvre du beau. Oui, la Grèce a inventé l’art comme elle a inventé la science. On sculptait, on

  1. On a découvert à Denderah et ailleurs des hypogées dont l’entrée était complètement dissimulée, où personne par conséquent ne devait ni ne pouvait entrer. Ces hypogées sont sculptées avec le même soin que les parties exposées aux regards.