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DISCOURS A L’INSTITUT. 513

dans l’art savant des marches indirectes vers le résultat qu’on ne peut atteindre de front, dans l’habitude de ne rien négliger, dans la capacité de tenir à la fois beaucoup de choses fixées sous le regard, toutes ces aptitudes qui font l’homme judicieux, perspicace, sont devenues les maîtresses parties de l’esprit humain, celles qui font la destinée des nations.

Ce n’est pas seulement par vos méthodes, c’est surtout par l’esprit de vos grandes publications, de ces vastes collections dont vous êtes les continuateurs séculaires, que vous protestez contre le principal défaut de notre temps, je veux dire le dédain du passé, l’insouciance de la tradition, l’oubli de cette vérité que nous sommes l’aboutissant de siècles entiers de dévouements et de sacrifices. Conservateurs jaloux et sévères des monuments du passé de la France, vous voyez mieux que personne les périls que font courir à la civilisation l’ignorance, la présomption, l’étourderie (pour laquelle on cesse d’être indulgent quand on la voit presque toujours doublée d’égoïsme), l’intrusion dans les grandes affaires humaines des vues irréfléchies d’une politique superficielle, qui n’admet aucune chaîne des morts aux vivants, aucune obligation entre le dernier initié qui reçoit le flambeau de la vie et les divins initiateurs qui l’allumèrent. Mieux que personne, vous savez que la théorie la plus fausse de la société humaine est celle de l’égoïsme étroit, où l’homme est conçu comme un être sans racines dans le passé, sans liens avec l’avenir. Plébéiens ou patriciens, nous sortons tous d’un passé ; tous nous avons des ancêtres. La famille obscure ou illustre qui nous a nourris, l’école qui nous a élevés, l’église où nous eûmes la révélation du