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LES GRAMMAIRIENS GRECS. 435

mots leur semblent faits tout d’une pièce, comme des jetons frappés d’un coin invariable. N’apercevant pas la raison historique et la génération intime des procédés de la langue, ils veulent tout expliquer par des raisons logiques d’une désespérante subtilité, poursuivant mille questions oiseuses, jouant avec les mots et les syllabes, sophistes enfin, comme les Grecs le sont toujours plus ou moins, même dans les plus belles créations de leur génie. Jamais ils ne saisirent l’organisme de la parole humaine, jamais ils n’envisagèrent la langue comme un tout vivant, qui se décompose et se recompose sans cesse par une sorte de végétation intérieure, et où chaque état a sa raison dans un état antérieur, jusqu’au fait primordial dont le mystère nous échappera toujours.

Un autre sérieux défaut des grammairiens grecs est de ne savoir que leur propre langue et de vouloir fonder des inductions générales sur une base aussi étroite. À leurs yeux, tout ce qui n’est pas grec est barbare et ne mérite pas qu’on s’en occupe. Un papyrus trouvé à Herculanum, et récemment déchiffré, est consacré au développement de cette curieuse thèse « Que les dieux parlaient grec ! » Le croira-t-on ? Apollonius, vivant sous les Antonins, à une époque où il semble que le latin dût être la langue politique du monde entier, Apollonius ne sait pas le latin ! Il ne suppose pas un moment l’existence de cette langue ; il ne nomme Cicéron, Virgile, non plus que s’ils n’avaient jamais existé. Voilà bien ce magnifique orgueil de la Grèce, cette aristocratique fierté de l’intelligence, qui ne brave pas la force, s’y soumet au besoin, mais ne la reconnaît pas, et se venge en n’en tenant pas compte. Voilà ce que la Grèce a fondé dans le monde :