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MÉLANGES D'HISTOIRE.

en assez bonne compagnie pour que nous puissions nous en consoler.

C’est en effet un phénomène historique bien remarquable que la disposition innée qui porte certains peuples à réfléchir sur le langage et à en dresser la théorie, tandis que d’autres peuples, souvent plus avancés en civilisation, possédant une littérature aussi riche, n’ont jamais songé à entrer dans cette voie d’analyse et d’observation. Un coup d’œil attentif jeté sur l’histoire de l’esprit humain nous révèle qu’il n’y a eu réellement que trois peuples créateurs en grammaire, et que, avant l’apparition de la philologie comparée vers 1815, trois systèmes grammaticaux, celui des Hindous, celui des Grecs et celui des Arabes, ont seuls droit de prétendre à l’originalité. Tout le reste n’est que imitation ou emprunt. Pour ne parler que des peuples européens, par exemple, les Latins se sont bornés en grammaire à copier les Grecs, et les peuples modernes jusqu’à ces dernières années se sont bornés à répéter les grammairiens latins. En fait de tentatives vraiment originales, je ne vois que ces trois-là. Mais aussi ces trois systèmes n’ont rien de commun l’un avec l’autre ; ce sont trois créations entièrement indépendantes, apparues à des siècles de distance, et entre lesquelles il n’est possible de saisir aucun lien de filiation, aucune trace d’influence réciproque.

Ce qu’il y a, dis-je, de singulier dans cette espèce de vocation grammaticale qui a prédestiné certaines nations à se faire une analyse de leur propre langue, c’est que les peuples qui n’ont pas participé à ce privilège sont loin d’avoir été inférieurs en intelligence et en civilisation à ceux qui en ont joui. Je ne parle pas des Chinois,