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384 MÉLANGES D'HISTOIRE.

n’en reste pas moins l’organe de la religion, de la science, souvent même des rapports civils et politiques, c’est-à-dire de tout ce qui s’élève au-dessus de la sphère des idées ordinaires. De là, chez les Orientaux, l’existence universelle de deux langues, l’une vulgaire, abandonnée au caprice de l’usage populaire, l’autre littérale, depuis longtemps fixée et seule ayant le privilège d’être écrite. C’est ainsi que l’arabe littéral et le gheez, par exemple, s’emploient dans les lois, dans les ordonnances, dans toutes les pièces officielles. Les Arabes, même dans leurs lettres particulières, se rapprochent beaucoup du style littéral ; tant il est vrai que ces peuples se figurent la langue savante seule comme susceptible d’être écrite.

Ce n’est pas que la langue vulgaire ne puisse aussi, du moins en Europe, arriver à s’ennoblir et à toucher aux choses de l’esprit. L’esprit européen, bien plus fécond que l’esprit asiatique, a su animer de nouveau les débris de son analyse, et se créer de nouvelles formes après avoir brisé les formes anciennes. Toutefois, lors même que la langue vulgaire s’est ainsi élevée à la dignité de langue savante et littéraire, la langue ancienne n’en conserve pas moins son caractère sacré. Elle subsiste comme un monument nécessaire à la vie intellectuelle du peuple qui l’a dépassée, comme une forme antique dans laquelle devra parfois venir se mouler la pensée moderne, pour retrouver sa force et sa discipline.

C’est donc un fait général de l’histoire des langues que chaque peuple trouve sa langue classique dans les conditions mêmes de son histoire, et que ce choix n’a rien d’arbitraire. C’est un fait encore que, chez les nations peu avancées, tout l’ordre intellectuel est confié à cette lan-