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made comme inséparable de la barbarie, parce qu’elle n’admet pas le genre de raffinements auxquels nous sommes habitués à donner exclusivement le nom de civilisation. Elle en admet d’une autre sorte, et n’est nullement incompatible avec une grande culture intellectuelle et morale. Est-il un plus charmant tableau que celui que nous offrent dans la haute antiquité les patriarches abrahamides, menant partout leur noble vie de pasteurs, riches, fiers, chefs d’un nombreux domestique, en possession d’idées religieuses pures et simples, traversant les sociétés plus compliquées des Chananéens et des Chamites sans s’y confondre et sans en rien accepter ? Il est difficile de se figurer à quel point la vie du douar développe les instincts individuels, combien elle fortifie le caractère personnel, mais aussi combien elle rend incapable de discipline et d’organisation. Un cercle d’idées assez étroit, des passions très-profondes, un grand sens pratique, une tendance à faire prédominer les considérations de l’intérêt égoïste sur celles de la moralité, une religion épurée, tel est l’esprit du douar. Nos préoccupations toutes naturelles en faveur de la vie urbaine nous font en général envisager la vie nomade sous de très-fausses couleurs. Nous ne comprenons en dehors du citadin que le paysan à demi serf, ne recevant la vie sociale d’aucune institution, tel que l’a créé le moyen âge ; or, c’est là un genre de vie assez nouveau, et de tous, peut-être, le plus fermé à la civilisation ; c’est celui où l’homme est le plus isolé et participe le moins à la vie commune de la société. On peut affirmer que le genre de vie du Kirghiz, abstraction faite de l’inégalité des races, est bien plus propre à cultiver l’individu que ce-