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La partie la plus intéressante du volume d’Ibn-Batoutah qui vient de paraître est, à mon gré, le récit de son voyage aux villes saintes. Ce doit être vraiment un des plus grands spectacles religieux du monde que celui de la Mecque au temps du pèlerinage : grand, non pas pour les yeux, car j’imagine que la mise en scène doit en être singulièrement triste et sévère, mais grand pour l’esprit, à la façon du culte chrétien des bonnes époques, avant que l’adoption universelle des modes italiennes et jésuitiques l’eût fait dégénérer en pompes théâtrales et de mauvais goût. Ces prières simples s’élevant de toutes parts vers le Dieu unique, ces prédications austères des imams, cette scène extraordinaire du débordement de l’Arafat, cette procession qui se déroule nuit et jour autour de la Caaba, cette unanimité religieuse, où la possibilité même d’un doute n’est pas entrevue, tout cela doit être étrange, saisissant. Ibn-Batoutah nous y fait d’autant mieux assister que, dans sa conscience parfaitement naïve de musulman, il ne songe pas un moment au pittoresque de tout ce qu’il raconte. Il a prié, comme tout le monde, à la station d’Abraham ; il a bu de l’eau du puits de Zemzem ; il a baisé, après des millions de millions de croyants, la pierre noire, et a trouvé dans ce baiser une grande douceur. « Les yeux, dit-il, y voient une beauté admirable ; à l’embrasser, on éprouve un plaisir qui réjouit la bouche, et celui qui y colle ses lèvres désirerait ne plus les en séparer ; c’est là une de ses propriétés et une des grâces divines dont elle est douée. Louange à Dieu, qui l’a distinguée par la noblesse et lui a départi l’illustration et le respect ! »

Je ne suis pas sur ce point de l’avis d’Ibn-Batoutah :