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invincible dans la conquête, mais impuissant le jour où il s’agit de fonder une société durable. Il ne comprend que sa vie d’Orient, oisive, libérale, ignorant le travail, toute consacrée à ses disputes de gloire et aux rêves de son imagination. De là cette passion pour les exercices de l’esprit qui forme un des caractères les plus persistants de l’aristocratie arabe. C’est un spectacle charmant que celui de ces petites cours d’Espagne qui succédèrent au démembrement du khalifat de Cordoue, vraies académies où présidait une famille patricienne, et dont M. Dozy nous a donné un tableau très-spirituel dans son esquisse du mouvement littéraire de la cour des Beni-Çomadih D’Almérie. Jamais on ne s’est livré à une pareille dépense d’esprit : rois, princes et princesses faisaient des vers que l’hôtel de Rambouillet n’eût pas désavoués. On s’adressait, par exemple, des billets comme celui-ci : « Je vous écris le cœur plein de désirs et de tristesse ; ah ! s’il le pouvait, ce pauvre cœur, il irait lui-même vous porter ce message. Imaginez-vous en le lisant que vous me regardez tendrement dans les yeux, et que les lettres noires et le papier blanc sont mes prunelles noires bordées de blanc. Adieu ! je baise ce billet en songeant que vos doigts (que Dieu les bénisse !) vont le toucher tout à l’heure. »

On conçoit combien ces petites dynasties patriciennes, résidant à quelques lieues les unes des autres et incessamment rivales, offraient un champ favorable au développement d’une race pleine de finesse et de vivacité, et aussi combien un pareil état politique devait se trouver sans force contre les attaques du dehors. Pour comble de malheur, la nature avait placé un des foyers les plus redoutables de fanatisme à côté de cette élégante mais