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parce que tous ces poëmes sont narratifs. Un des coups d’État les plus décisifs de l’école critique fut de réserver le nom d’épopée aux œuvres nationales et spontanées, produits presque inconscients du génie d’une race, à ces vieux récits héroïques, d’ordinaire anonymes, qui sont en quelque sorte l’âme d’un peuple. Plus tard, on fit un pas de plus : on vit que la grande épopée a presque toujours un arrière-fond mythologique, que mythologie et épopée sont à peu près la même chose, si bien que les races, comme la race sémitique, qui n’ont pas de mythologie, n’ont pas non plus d’épopée. Pour découvrir cela, il fallait les progrès accomplis depuis vingt-cinq ans dans le champ de la mythologie comparée. Mais ce que Fauriel et Mohl virent dans la perfection, ce sont les degrés divers que traverse la rédaction du poëme épique et les conditions sociales qu’il suppose pour se développer : d’abord un fond traditionnel, conservé le plus souvent dans certaines familles aristocratiques ; des branches diverses de récits, se rattachant à des héros célèbres ; des chanteurs vivant dans la domesticité d’une classe militaire, chantant pour cette classe et se conformant à ses goûts ; une longue période de conservation orale (l’épopée est d’ordinaire sue de mémoire pendant des siècles avant d’être écrite) ; puis, quand vient l’âge de l’écriture, une rédaction réfléchie, choisissant un centre pour y rattacher les branches éparses, élaguant plusieurs de ces branches, donnant, en un mot, à l’épopée nationale ce qui lui a manqué jusque-là, l’unité.

Voilà ce que la Grèce nous montre, avec une incomparable perfection d’exécution, dans ses poëmes héroïques. Presque toutes les autres épopées se sont arrêtées en