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dans l’abîme leur heureuse vie d’éternel mouvement. Cyanée, comme Aréthuse, fut une nymphe chaste. Elle mourut de chagrin de n’avoir pu empêcher Pluton d’enlever Proserpine, et fut changée en fontaine à force de pleurer ; mais, plus heureuse qu’Aréthuse (celle-ci a disparu[1] ; le bassin qu’on montre aujourd’hui dans Ortygie provient d’un aqueduc), Cyanée a été immortelle. Hélas ! elle est toujours sévère pour ceux qui l’approchent. Rester une heure de trop sur ses bords à certaines heures, c’est s’exposer à la fièvre. Le coucher du soleil y est comme un coup de théâtre. Un froid subit vous pénètre ; chaque mouvement de l’air semble apporter un frisson ; les fleurs et les feuilles se ferment ; le petit monde qui s’ébattait sur les prairies flottantes se retire dans les profondeurs ; un autre, invisible jusque-là, apparaît dans les airs. Cette fraîcheur semble délicieuse ; prenez garde, la nature est traîtresse ; elle n’est jamais plus caressante que quand elle tue.

Une scène charmante nous transporta aux jours des muses sicélides, à ces jours où la musique et la poésie pastorale sortirent de la bonne humeur des pâtres siciliens. Un son de flûte venait à nous à travers les roseaux et les papyrus. Le son se rapprochant peu à peu, nous nous trouvâmes bientôt en face d’un paysan étendu dans les herbes, au bord même du ruisseau, et jouant d’inspiration. Il y avait des heures qu’il était là ; le passage de nos barques ne lui fit ni lever la tête, ni interrompre son jeu un seul instant. Il chantait à Cyanée, à une nature

  1. Ceci est énergiquement nié par les Syracusains modernes, qui prétendent que l’Aréthuse actuelle est bien une source provenant des montagnes voisines.