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n’étaient pas comme lui ; il ne se croyait pas le droit de s’imposer à eux.

Il voyait bien la bassesse des hommes ; mais il ne se l’avouait pas. Cette façon de s’aveugler volontairement est le défaut des cœurs d’élite. Le monde n’étant pas tel qu’ils le voudraient, ils se mentent à eux-mêmes pour le voir autre qu’il n’est. De là un peu de convenu dans les jugements[1]. Chez Marc-Aurèle, ce convenu nous cause parfois un certain agacement. Si nous voulions le croire, ses maîtres, dont plusieurs furent des hommes assez médiocres, auraient été sans exception des hommes supérieurs. On dirait que tout le monde autour de lui a été vertueux. C’est à tel point qu’on a pu se demander si ce frère dont il fait un si grand éloge, dans son action de grâces aux dieux[2], n’était pas son frère par adoption, le débauché Lucius Verus. Il est sûr que le bon empereur était capable de fortes illusions quand il s’agissait de prêter à autrui ses propres vertus.

Personne de sensé ne niera que ce fût une grande âme. Était-ce un grand esprit ? Oui, puisqu’il vit à des profondeurs infinies dans l’abîme du devoir et de la conscience. Il ne manqua de décision que sur

  1. J. Dion Cassius, LXXI, 34. Pensées, à chaque page.
  2. Pensées, I, 17. Il s’agit plutôt de Claudius Severus.