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l’enfance des tendresses indicibles. C’était une sorte de culte religieux, où sa nature mélancolique trouvait un charme infini. Quand naquit mon second enfant, une fille que je perdis au bout de quelques mois, elle me dit plusieurs fois que cette petite venait pour la remplacer près de moi. Elle aimait la pensée de la mort et y prenait mille complaisances : « Vous verrez, chers amis, nous disait-elle, que la petite fleur que nous avons perdue nous laissera un très suave parfum. » L’image de cette douce petite morte fut pour elle longtemps sacrée. Ainsi mêlée à nos joies et à nos peines de toute la force de son exquise sensibilité, elle était arrivée à faire complètement sienne la nouvelle vie à laquelle je l’avais associée. Je compte entre mes grandes satisfactions morales d’avoir pu réaliser par les deux femmes que le sort a attachées a ma vie ce chef-d’œuvre d’abnégation et de pur dévouement. Elles s’aimèrent d’une vive affection, et aujourd’hui j’ai la consolation d’avoir à mes côtés un deuil presque égal au mien. Chacune d’elles eut près de moi sa place distincte, et cela pourtant sans