Page:Renan - Lettres intimes 1842-1845, calmann-levy, 1896.djvu/30

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fille accepta. Elle partit à vingt-quatre ans, sans protection, sans conseils, pour un monde qu’elle ignorait et qui lui réservait un apprentissage cruel.

Ses débuts à Paris furent horribles. Ce monde de froideur, de sécheresse et de charlatanisme, ce désert où elle ne comptait pas une personne amie, la désespéra. Le profond attachement que nous autres Bretons portons au sol, aux habitudes, à la vie de famille, se réveilla avec une déchirante vivacité. Perdue dans un océan où sa modestie la faisait méconnaître, empêchée par sa réserve extrême de contracter ces bonnes liaisons qui consolent et soutiennent quand elles ne servent pas, elle tomba dans une nostalgie profonde qui compromit sa santé. Ce qu’il y a de cruel pour le Breton dans ce premier moment de transplantation, c’est qu’il se croit abandonné de Dieu comme des hommes. Le ciel se voile pour lui. Sa douce foi dans la moralité générale du monde, son tranquille optimisme est ébranlé. Il se croit jeté du paradis dans un enfer de glaciale indifférence ; la voix du bien et du beau lui paraît devenue sans timbre ! il