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simple et incapable de calcul, sans cesse arrêté par cette timidité qui fait du marin un véritable enfant dans la pratique de la vie, il vit la petite fortune qu’il tenait de sa famille se fondre peu à peu dans un gouffre qu’il ne mesurait pas. Les événements de 1815 amenèrent des crises commerciales qui lui furent fatales. Sa nature sentimentale et faible ne tenait pas contre ces épreuves : il retirait peu à peu son enjeu de la vie. Ma sœur assista heure par heure aux ravages que l’inquiétude et le malheur exerçaient sur cette âme douce et bonne, égarée dans un genre d’occupations qui n’était pas le sien. Elle acquit dans ces rudes expériences une précoce maturité. Dès l’âge de douze ans, c’était une personne sérieuse, fatiguée de soucis, obsédée de pensées graves et de sombres pressentiments.

Au retour d’un de ses longs voyages dans nos mers froides et tristes, mon père eut un dernier rayon de joie : je naquis en février 1823. La venue de ce petit frère fut pour ma sœur une grande consolation. Elle s’attacha à moi de toute la force d’un cœur timide et tendre, qui a besoin d’aimer. Je me rappelle