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littérature de nos jours, la tendance à regarder les souffrances individuelles comme un mal social, et à rendre la société responsable de la misère et de la dégradation de ses membres. Voilà une idée nouvelle, profondément nouvelle. On a cessé de prendre ses maux comme venant de la fatalité (13). Eh bien, songez que l’humanité ne s’est jamais attachée à une façon d’envisager les choses pour la lâcher ensuite.

Par toutes les voies nous arrivons donc à proclamer le droit qu’a la raison de réformer la société par la science rationnelle et la connaissance théorique de ce qui est. Ce n’est donc pas une exagération de dire que la science renferme l’avenir de l’humanité, qu’elle seule peut lui dire le mot de sa destinée et lui enseigner la manière d’atteindre sa fin. Jusqu’ici ce n’est pas la raison qui a mené le monde : c’est le caprice, c’est la passion. Un jour viendra où la raison éclairée par l’expérience ressaisira son légitime empire, le seul qui soit de droit divin, et conduira le monde non plus au hasard, mais avec la vue claire du but à atteindre. Notre époque de passion et d’erreur apparaîtra alors comme la pure barbarie, ou comme l’âge capricieux et fantasque qui, chez l’enfant, sépare les charmes du premier âge de la raison de l’homme fait. Notre politique machinale, nos partis aveugles et égoïstes sembleront des monstres d’un autre âge. On n’imaginera plus comment un siècle a pu décerner le titre d’habile à un homme comme Talleyrand, prenant le gouvernement de l’humanité comme une simple partie d’échecs, sans avoir l’idée du but à atteindre, sans avoir même l’idée de l’humanité. La science qui gouvernera le monde, ce ne sera plus la politique. La politique, c’est-à-dire la manière de gouverner l’humanité comme une machine,