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vie pour sentir et aimer, une vie pour agir, ou plutôt il voudrait pouvoir mener de front une série d’existences parallèles, tout en ayant dans une unité supérieure la conscience simultanée de chacune d’elles. Bornée par le temps et par des nécessités extérieures, son activité concentrée se dévore intérieurement. Il a tant à vivre pour lui-même qu’il n’a pas le temps de vivre pour le dehors. Il ne veut rien laisser perdre de cette vie brûlante et multiple, qui lui échappe et qu’il dévore avec précipitation et avidité. Il roule d’un monde sur l’autre, ou plutôt des mondes mal harmonisés se heurtent dans son sein. Il envie tour à tour, car il sait comprendre tour à tour, l’âme simple qui vit de foi et d’amour, l’âme virile qui prend la vie comme un musculeux athlète, l’esprit pénétrant et critique, qui savoure à loisir le charme de manier son instrument exact et sûr. Puis quand il se voit dans l’impossibilité de réaliser cet idéal multiple, quand il voit cette vie si courte, si partagée, si fatalement incomplète, quand il songe que des côtés entiers de sa riche et féconde nature resteront à jamais ensevelis dans l’ombre, c’est un retour d’une amertume sans pareille. Il maudit cette surabondance de vie, qui n’aboutit qu’à se consumer sans fruit, ou, s’il déverse son activité sur quelque œuvre extérieure, il souffre encore de n’y pouvoir mettre qu’une portion de lui-même. À peine a-t-il réalisé une face de la vie, que mille autres non moins belles se révèlent à lui, le déçoivent et l’entraînent à leur tour, jusqu’au jour où il faut finir, et où, jetant un regard en arrière, il peut enfin dire avec consolation : J’ai beaucoup vécu. C’est le premier jour où il trouve sa récompense.