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condition de spécialités sévèrement limitées. Pour éclaircir un point donné, il faut avoir parcouru dans tous les sens la région intellectuelle où il est situé, il faut avoir pénétré tous les alentours et pouvoir se placer en connaissance de cause au milieu du sujet. Combien les travaux sur les littératures orientales gagneraient, si leurs auteurs étaient aussi spéciaux que les philologues qui ont créé pièce à pièce la science des littératures classiques ! Les seuls ouvrages utiles à la science sont ceux auxquels on peut accorder une entière confiance, et dont les auteurs ont acquis, par une longue habitude, sinon le privilège de l’infaillibilité, du moins cette étendue de connaissances qui fait l’assurance de l’écrivain et la sécurité du lecteur. Sans cela, rien n’est définitivement acquis ; tout est sans cesse à refaire. On peut le dire sans exagération, les deux tiers des travaux relatifs aux langues orientales ne méritent pas plus de confiance qu’un travail fait sur les langues classiques par un bon élève de rhétorique.

Je serais fâché qu’on méconnût sur ce point l’intention de ce livre. J’ai vanté la polymathie et la variété des connaissances comme méthode philosophique ; mais je crois qu’en fait de travaux spéciaux on ne peut se tenir trop sévèrement dans sa sphère. J’aime Leibnitz, réunissant sous le nom commun de philosophie les mathématiques, les sciences naturelles, l’histoire, la linguistique. Mais je ne peux approuver un William Jones, qui, sans être philosophe, déverse son activité sur d’innombrables sujets, et, dans une vie de quarante-sept ans, écrit une anthologie grecque, une Arcadia, un poème épique sur la découverte de la Grande-Bretagne, traduit les harangues d’Isée, les poésies persanes de Hafiz, le code sanskrit de Manou, le drame de Sacontala, un des poèmes arabes appelés