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communauté une parfaite solidarité, et appliquant avec un majestueux à-peu-près sa justice distributive. Dieu ne se propose que le grand dessin général. Chaque être trouve ensuite en lui des instincts qui lui rendent son rôle, aussi doux que possible. C’est une pensée d’une effroyable tristesse que le peu de traces que laissent après eux les hommes, ceux-là même qui semblent jouer un rôle principal. Et quand on pense que des millions de millions d’êtres sont nés et sont morts de la sorte, sans qu’il en reste de souvenir, on éprouve le même effroi qu’en présence du néant ou de l’infini. Songez donc à ces misérables existences à peine caractérisées qui, chez les sauvages, apparaissent et disparaissent comme les vagues images d’un rêve. Songez aux innombrables générations qui se sont entassées dans les cimetières de nos campagnes. Mortes, mortes à jamais ?… Non, elles vivent dans l’humanité ; elles ont servi à bâtir la grande Babel qui monte vers le ciel, et où chaque assise est un peuple.

Je vais dire le plus ravissant souvenir qui me reste de ma première jeunesse ; je verse presque des larmes en y songeant. Un jour, ma mère et moi, en faisant un petit voyage à travers ces sentiers pierreux des côtes de Bretagne qui laissent à tous ceux qui les ont foulés de si doux souvenirs, nous arrivâmes à une église de hameau, entourée, selon l’usage, du cimetière, et nous nous y reposâmes. Les murs de l’église en granit à peine équarri et couvert de mousse, les maisons d’alentour construites de blocs primitifs, les tombes, serrées, les croix renversées et effacées, les têtes nombreuses rangées sur les étages de la maisonnette qui sert d’ossuaire (96), attestaient que depuis les plus anciens jours où les saints de Bretagne avaient paru sur ces flots, on avait enterré en ce lieu. Ce