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eux se devance elle-même, et la conquête n’est faite que quand le grand corps, dans sa marche plus lente mais plus assurée, vient creuser de ses millions de pas le sentier qu’ils ont à peine entouré, et camper avec ses lourdes masses sur le sol où ils avaient d’abord paru en téméraires aventuriers.

Combien de fois d’ailleurs les grands hommes sont faits à la lettre par l’humanité, qui, éliminant de leur vie toute tache et toute vulgarité, les idéalise et les consacre comme des statues échelonnées dans sa marche pour se rappeler ce qu’elle est et s’enthousiasmer de sa propre image. Heureux ceux que la légende soustrait ainsi à la critique ! Hélas ! il est bien à croire que si nous les touchions, nous trouverions aussi à leurs pieds quelque peu de limon terrestre. Presque toujours, l’admirable, le céleste, le divin, reviennent de droit à l’humanité. En général, la bonne critique doit se défier des individus et se garder de leur faire une trop grande part. C’est la masse qui crée ; car la masse possède éminemment, et avec un degré de spontanéité mille fois supérieur, les instincts moraux de la nature humaine. La beauté de Béatrix appartient à Dante, et non à Béatrix ; la beauté de Krischna appartient au génie indien, et non à Krischna ; la beauté de Jésus et Marie appartient au christianisme, et non à Jésus et Marie. Sans doute, ce n’est pas le hasard qui a désigné tel individu pour l’idéalisation. Mais il est des cas où la trame de l’humanité couvre entièrement la réalité primitive. Sous ce travail puissant, transformée par cette énergie plastique, la plus laide chenille pourra devenir le plus idéal papillon.

Ce travail de la foule est un élément trop négligé dans