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avec nos raffinements métaphysiques et nos sens devenus grossiers, retrouver l’antique harmonie qui existait alors entre la pensée et la sensation, entre l’homme et la nature ? À cet horizon, où le ciel et la terre se confondent, l’homme était dieu et le dieu était homme. Aliéné de lui-même, selon l’expression de Maine de Biran, l’homme devenait, comme dit Leibnitz, le miroir concentrique où se peignait cette nature dont il se distinguait à peine. Ce n’était pas un grossier matérialisme, ne comprenant, ne sentant que le corps ; ce n’était pas un spiritualisme abstrait, substituant des entités à la vie ; c’était une haute harmonie, voyant l’un dans l’autre, exprimant l’un par l’autre les deux mondes ouverts devant l’homme. La sensibilité (sympathie pour !a nature. Naturgefühl, comme dit Fr. Schlegel) était alors d’autant plus délicate que les facultés rationnelles étaient moins développées. Le sauvage a une perspicacité, une curiosité qui nous étonnent ; ses sens perçoivent mille nuances imperceptibles, qui échappent aux sens ou plutôt à l’attention de l’homme civilisé. Peu familiarisés avec la nature, nous ne voyons qu’uniformité là où les peuples nomades ou agricoles ont vu de nombreuses originalités individuelles. Il faut admettre dans les premiers hommes un tact d’une délicatesse infinie, qui leur faisait saisir avec une finesse dont nous n’avons plus d’idée, les qualités sensibles qui devaient servir de base à l’appellation des choses. La faculté d’interprétation, qui n’est qu’une sagacité extrême à saisir les rapports, était en eux plus développée ; ils voyaient mille choses à la fois. La nature leur parlait plus qu’à nous, ou plutôt ils retrouvaient en eux-mêmes un écho secret qui répondait à toutes ces voix du dehors, et les rendait en articulations, en paroles. De là ces brusques