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à la terre, d’où il a été pris, et l’esprit remonte à Dieu, d’où il était émané. Pendant quelque temps, il reste un souvenir qui continue l'existence de l’homme parmi ses semblables ; puis ce souvenir disparaît, et alors c’est fini. Beaucoup de juifs, pour échapper à ce qu’une aussi courte destinée a d’attristant, disaient que l’homme se survit dans ses enfants ; à défaut d’enfants, on consolait l’eunuque en lui promettant un cippe funèbre[1] qui perpétuerait sa mémoire dans sa tribu. Cohélet est peu sensible à ces consolations enfantines. L’homme une fois mort, sa mémoire disparaît, et c’est comme s’il n’avait jamais été.

Certes, nous étonnerions fort le charmant écrivain qui nous a laissé cette délicieuse fantaisie philosophique, si nous cherchions à construire avec son écrit un symbole de foi bien arrêté. « Il est encore un mal, nous dirait-il, que j’ai vu sous le soleil, et qui est peut-être le plus grand de tous, c’est la présomption de l’esprit, qui veut expliquer l’univers en quatre paroles, enfermer le bleu du ciel dans un lécythe, faire tenir l’infini dans un cadre de trois doigts. Malheur à qui ne se contredit pas au moins une fois par jour ! » On ne fut jamais plus éloigné du pédantisme que l’auteur de l’Ecclésiaste. La vue claire d’une vérité ne l’empêche pas de voir, tout de suite après, la vérité contraire, avec la même clarté. Le relâchement absolu des mobiles de la vie n’empêche pas chez lui un goût vif des plaisirs de la vie.

  1. Un iad ou massébet, Isaïe, LVI, 3 et suiv. C’est l’idée du massébet bahaïm, « cippe parmi les vivants », des inscriptions phéniciennes. V. Corpus inscr, semit., le part., n° 58, 59.