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et, pendant la nuit, j’irai vous trouver dans votre chambre par le petit escalier de la tourelle.


« Vous me recevrez comme jadis, n’est-ce pas ? Je vous aime tant et je suis si malheureux ! »

À la lecture de ces dernières lignes, la jeune fille étouffa un cri de rage.

À l’heure où l’attendrait Delon, elle était toujours auprès de Mme de Serville, et en admettant même qu’elle pût trouver un prétexte pour s’éloigner, Armand ne la laisserait jamais descendre seule dans le parc. Que faire ?

Prévenir Justin ? Par qui ? Elle n’avait parmi les gens du château ni confidents, ni complices ; tous la respectaient à l’égal de leur maîtresse.

Ainsi, cet échafaudage machiavélique qu’elle avait si habilement dressé, son ancien amant allait le renverser par une imprudence. Elle était menacée de perdre en un seul instant son honneur, son avenir et Armand qu’elle aimait, autant du moins que l’ambition laissait place en son cœur pour l’amour.

— Mais cela est horrible, disait-elle, en parcourant de nouveau le fatal billet avec des regards de colère. Oh ! oui, il a raison de l’écrire : « comme un voleur ! »

Mais, après avoir répété ce mot, elle s’arrêta tout à coup.

Quelque terrible projet venait sans doute de prendre naissance en son esprit, car sa physionomie retrouva subitement son calme habituel, et elle s’écria avec un accent d’énergie sauvage :

— Eh bien, soit ! tant pis, c’est lui qui l’aura voulu !

Cinq minutes après, elle prenait en souriant sa place à table, entre Mme de Serville et son fils.

Le dîner fut très gai, surtout grâce à la jeune fille, qui ne s’était jamais montrée plus affectueuse, plus empressée pour sa bienfaitrice.

Armand l’en remercia souvent par une furtive pression de main, et lorsque le repas fut terminé, Mlle Reboul commença la lecture des journaux ainsi qu’elle le faisait tous les soirs, depuis que la vue de Mme de Serville s’était affaiblie à ce point que tout travail à la lumière artificielle lui était interdit.

Pendant cette lecture, l’amant de Jeanne allait d’ordinaire fumer son cigare dans le parterre, prêt à répondre au premier appel de sa mère, qu’il conduisait lui-même jusqu’à la porte de sa chambre à coucher.

Ce jour-là, le ciel était sans lune et couvert. Les taillis du parc, qui commençaient à l’extrémité du parterre, se perdaient dans une obscurité profonde.

Tout à ses pensées d’amour, M. de Serville s’était avancé machinalement jusqu’aux grands arbres, quand il entendit soudain un frémissement de feuilles sèches.

Il prêta l’oreille, crut percevoir un bruit de pas et allait s’élancer en avant, lorsqu’il se mit à rire, en disant :

— Quelque lapin que mon arrivée fait fuir ! Mais les amoureux sont comme les avares : ils s’imaginent toujours que les voleurs rôdent autour de leur trésor.

Et, revenant sur ses pas, il rentra au salon, où il raconta à sa mère, qui se préparait à remonter chez elle, la chasse ridicule à laquelle il avait failli se livrer.