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tranché aussi rapidement une question en litige depuis plusieurs mois, et elle sut un gré infini à Justin de sa facilité en cette occasion.

Nous ne sommes certes pas de ceux qui croient à l’amour spontané, coup de foudre ; mais nous pensons qu’entre deux êtres également doués pour le bien ou pour le mal, l’attraction est fatale. De même que celle des molécules de même nature, la cohésion de deux âmes dont les aspirations sont identiques est pour ainsi dire instantanée.

Or Justin et Jeanne étaient bien faits, hélas ! pour se comprendre.

Tous deux étaient des déclassés ; le premier, parce que sa vanité et son ambition lui faisaient voir au-dessus de lui avec un œil d’envie ; la jeune fille, parce qu’au lieu de ne se souvenir que des bienfaits dont elle avait été l’objet, elle se rappelait son enfance misérable et que, tout en ignorant la honte de sa naissance, elle sentait bien qu’elle n’était chez Mme de Serville qu’une étrangère élevée par charité.

De plus, ils étaient jeunes tous deux : ils s’aimèrent, et Jeanne, isolée, libre de ses pas, succomba sans presque se défendre. Puis, au lendemain même de sa chute, elle fut saisie, non pas de remords, mais d’une indicible terreur. Son orgueil se révolta de s’être ainsi donnée, et au fur et à mesure que l’amour de Justin devenait plus ardent, celui de Jeanne, qui avait cédé, à un entraînement curieux des sens plutôt qu’à un mouvement de l’âme, disparaissait.

Elle se sentit alors sur le point de haïr cet homme dont l’adoration l’obsédait et qu’elle pressentait ne devoir être pour elle qu’un obstacle dans l’avenir.

Elle lui reprocha son inaction, son inutilité ; elle souffla, pour la raviver, sur son ambition malsaine que la passion avait éteinte ; elle lui fit honte de n’être rien, au moment où l’agitation politique qui régnait ouvrait les carrières les plus brillantes aux audacieux.

Ce fut pire encore lorsqu’elle comprit, plutôt par intuition que parce que des phénomènes morbides le lui avaient révélé, qu’elle portait en son sein la preuve de sa faute.

C’est sous un des vieux arbres du parc de la Marnière, à quelques pas de la grille donnant sur la grande route, que Jeanne fit un soir cette révélation terrible à son amant.

— Que deviendrai-je ? Mme de Serville me chassera. Où irai-je ? ajouta-t-elle en voyant Justin garder le silence.

— Où vous irez ? dit enfin le jeune homme ; mais chez moi, Jeanne. Ce que vous deviendrez ? Ma femme, je vous l’ai juré.

— Votre femme ! Vous savez bien que votre père ne donnera jamais son consentement à notre mariage. Je ne suis qu’un enfant trouvé ; j’ignore même mon véritable nom !

— Je me passerai de l’autorisation de mon père.

— En attendant, que ferez-vous de moi ? Vous n’avez rien, vous n’êtes rien !

Ces mots avaient été prononcés avec un accent de reproche et une sécheresse qui glacèrent Justin.

Il était lui-même effrayé du scandale que produirait le départ subit de Jeanne, et il se disait que sa maîtresse avait raison : il n’était pas même en état de la nourrir et d’élever son enfant !