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le consultaient volontiers. Ils l’avaient nommé conseiller municipal, ce qui forçait le château, grâce à la situation politique d’alors, à lui faire à peu près bon accueil lorsqu’il s’y présentait, souvent sous le prétexte le plus futile.

On comprend donc, en raison de son isolement et de sa mauvaise santé, avec quelle joie Mme de Serville installa sa protégée auprès d’elle. Non seulement la jeune fille allait être une compagne, mais elle serait aussi une aide précieuse pour le règlement de tous les comptes dont avait été chargé Justin Delon après la mort de l’intendant.

Les choses ainsi décidées, à la satisfaction de Jeanne, qui avait plus hâte de jouer un rôle qu’elle ne désirait se rendre utile, car le fond de son caractère était l’orgueil et la domination, sa bienfaitrice ne tarda pas à avoir en elle la confiance la plus absolue. C’était elle qui réglait avec les fournisseurs et les fermiers, et traitait toutes les questions secondaires, cela avec une adresse et une fermeté remarquables.

Mme de Serville en était enchantée ; aussi, un matin, lorsqu’un domestique vint lui annoncer Justin Delon, qui avait, disait-il, une communication d’une certaine importance à lui faire, pria-t-elle Mlle Reboul de le recevoir.

Ce n’était pas la première fois que ce nom de Justin frappait les oreilles de la jeune fille. Elle en avait entendu parler comme d’un homme dangereux pour ses opinions politiques, et elle savait qu’elle était pour ainsi dire son successeur.

Ce ne fut donc pas sans une certaine curiosité qu’elle se rendit dans le petit salon d’attente, où on avait fait entrer le fils de l’instituteur.

Jeanne, dont les idées à l’égard des héros de la démagogie n’étaient pas bien nettes, et qui se les figurait volontiers vieillards chevelus et barbus, ne put réprimer un mouvement de surprise à la vue du jeune et beau Justin.

Et Justin lui-même, qui s’attendait à l’arrivée de Mme de Serville et à son visage sévère, resta stupéfait à l’apparition de cette ravissante jeune fille dont il n’ignorait pas la présence au château, mais qu’il n’avait jamais vue.

Tout, dans sa physionomie et dans son attitude, exprima aussitôt une si complète admiration que Jeanne, à ce premier et spontané hommage rendu à sa beauté, se sentit tout à la fois troublée et remplie d’orgueil.

Cependant, elle reprit ou parut reprendre possession d’elle-même, et quand Justin, sur son invitation, lui fit part du motif de sa visite, elle l’écouta avec un calme parfait ; puis, elle lui dit de revenir le lendemain pour recevoir la réponse de Mme de Serville.

Il s’agissait d’un chemin communal qu’un des fermiers de la Marnière se croyait le droit d’accaparer au profit de son exploitation, et le jeune conseiller municipal était venu bien certainement au château avec des intentions hostiles, mais il s’était retiré en affirmant qu’il ne demandait, au contraire, qu’à être convaincu du bon droit du fermier.

Mme de Serville donna à Jeanne, pour les communiquer à Justin Delon, toutes les explications nécessaires, et le lendemain, lorsque le jeune homme se présenta, ce fut pour reconnaître aussitôt que la châtelaine de la Marnière avait raison.

Les beaux yeux de Jeanne étaient pour tout dans cette victoire ; mais la jeune fille, qui s’en doutait bien un peu, n’en fut pas moins extrêmement flattée d’avoir