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Dès le surlendemain, Mme de Serville installait à son château de la Marnière, dans une petite chambre voisine de celle de son fils, une ravissante enfant qui, dit-elle, se nommait Jeanne Reboul et était la fille d’un ancien serviteur de sa famille, mort sans fortune.

Elle avait aisément persuadé à Jeanne, c’était, là d’ailleurs son second prénom, que Méral n’était que son père nourricier, et la fillette s’était déjà faite à sa nouvelle existence, lorsqu’un matin, Mme de Serville la fit mettre à genoux pour sa prière de chaque jour et lui dit, lorsqu’elle l’eût terminée :

— Maintenant, Jeanne, répète après moi : Quel jour lamentable que celui où l’homme coupable sortira de la poussière pour être jugé ! Pardonnez-lui donc, ô mon Dieu ! L’enfant répéta, mot pour mot, sans le comprendre, mais d’une voix émue cependant, ce verset du Dies iræ de l’office des morts.

À la même heure, son père montait sur l’échafaud et son frère partait pour le bagne.

Dix années s’écoulèrent, et pendant ce laps de temps, Mme de Serville n’eut pas à regretter une seule fois sa bonne action.

Mise au couvent à Laon, Jeanne Reboul était devenue une ravissante jeune fille. On ne pouvait lui reprocher qu’une gravité précoce et, peut-être aussi, sauf avec sa bienfaitrice pour laquelle elle était parfaite de tendresse, une fermeté de caractère étrange chez une personne de son âge.

Remarquablement belle, fort instruite, car sa mère adoptive avait voulu qu’elle fût en état de gagner un jour honnêtement sa vie, la fille du décapité Méral était séduisante en tous points.

C’est ainsi transformée que Jeanne revint à la Marnière, en 1849.

Elle avait alors dix-huit ans, et Mme de Serville fut d’autant plus heureuse de la reprendre qu’elle avait dû se séparer de son fils unique, Armand, pour l’envoyer terminer ses études à Paris.

Bien qu’âgée de quarante ans à peine, Mme de Serville, dont la santé laissait beaucoup à désirer, était déjà une vieille femme. L’isolement de son âge mûr avait rouvert les plaies de sa jeunesse.

Le vieil intendant qui, depuis plus de trente ans, gérait les propriétés de la Marnière était mort, elle l’avait remplacé par le fils de l’instituteur du pays, Justin Delon ; mais malheureusement, au bout de quelques mois, elle avait été forcée de se séparer de cet employé, dont la probité ne lui avait pas semblé à l’abri de tout soupçon, et qui, de plus, affectait des opinions politiques absolument opposées aux siennes.

Justin Delon était un beau garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, fort intelligent ; mais, de Paris, où il avait été gravement compromis dans les événements de 1848, il était revenu avec des idées révolutionnaires dont son père était justement épouvanté.

Sa hardiesse et sa faconde en avaient fait à la Marnière une espèce de personnage.

Les paysans, dont il flattait les instincts, en leur parlant à tort et à travers du dégrèvement des impôts, de l’extinction du paupérisme et de cent autres utopies,