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« Enfant, j’ai échappé à la misère, grâce à la charité d’autrui ; jeune fille, je n’ai trouvé, pour répondre à ces aspirations d’amour inconscient que Dieu met au fond de tous les cœurs de vingt ans, que la solitude et les misérables jalousies d’un cloître ; et lorsque femme, je me suis vue belle, j’ai dû m’imposer de ne pas aimer, pour ne pas aimer au-dessous de moi.

« Si je n’avais été celle que je suis, croyez-vous donc que l’amour d’un homme tel que vous ne m’aurait pas dicté une autre conduite ? Ou je me serais fait bruyamment gloire de ma résistance, afin d’ajouter à ma réputation de vertu, par un éclat, tout ce qu’aurait perdu votre réputation d’honnête homme ; ou j’aurais cédé par entraînement, spéculation ou vanité. Mais aucun de ses sentiments ne saurait naître en moi ; je ne serai qu’à celui que j’aimerai… et je ne vous aime pas !

On ne saurait rendre avec quelle expression elle avait prononcé ces derniers mots et quelle étrange transformation s’était faite dans son attitude.

D’abord brève, impérieuse, saccadée, sa voix était devenue douce, plaintive, presque tendre ; les larmes semblaient prêtes à éteindre les éclairs de ses yeux.

Droite et les bras croisés sur sa poitrine de marbre, fière et dédaigneuse pendant les premières phrases de ses explications, elle avait fini par s’appuyer sur la table et sa tête s’était courbée.

— Jeanne ! s’écria M, de Ferney, en se rapprochant d’elle, vous vous trompez. Oui, cela est vrai, je n’ai vu d’abord que votre beauté, je vous ai voulue avec passion, mais aujourd’hui je vous aime de toutes les forces de mon âme ; je vous adore, non pas seulement parce que vous êtes belle, mais plus encore peut-être pour les charmes de votre esprit et la noblesse de votre cœur. Et vous dites que vous ne m’aimez pas, que vous ne m’aimerez jamais !

— Non, je ne vous aime pas, reprit Mlle Reboul en relevant la tête et d’une voix émue, qui contrastait étrangement avec ses paroles ; je vous hais, au contraire !

— Jeanne !

— Oui, je vous hais, car malgré l’empire que j’ai su prendre sur moi-même et mon serment ; malgré toute l’horreur que devrait, en raison de ma situation près de vous, m’inspirer votre amour ; malgré toutes ces choses et malgré moi-même, j’ai senti mon cœur battre pour la première fois, et je me suis dit qu’être aimée de la sorte et pouvoir répondre à une telle passion serait le bonheur pour toujours, si je ne devais pas l’acheter au prix de la dissimulation et de la honte. Vous m’avez ouvert des horizons que je ne puis atteindre qu’en marchant dans la boue ; voilà pourquoi je vous hais ! De quel droit avez-vous troublé ma vie ? De quel droit avez-vous livré mon cœur à l’orgueil et au désespoir ?

— Parce que je vous aime, parce que je vous admire, parce que vous m’êtes apparue comme un être fascinateur dont ma jeunesse studieuse n’avait jamais pressenti l’existence, parce que vous m’avez rendu fou, parce que vous avez fait de moi, l’homme austère, votre esclave.

Il avait saisi les mains de la charmeresse, qui ne les retirait pas. Séparé d’elle seulement par la table contre laquelle elle s’appuyait, prête à défaillir, il s’enivrait de son regard et de son haleine.

Mais tout à coup Mlle Reboul s’arracha à cette étreinte, fit un bond en arrière et prêta anxieusement l’oreille.