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À l’entrée de M. de Ferney, Jeanne, ainsi qu’elle en avait l’habitude, s’était inclinée sur son siège pour le saluer ; elle n’avait pas interrompu sa conversation avec la maîtresse de la maison.

Rien ne trahissait en elle le moindre souvenir de la scène de la veille, et comme si elle eût voulu affirmer son oubli à celui qui se rappelait, elle lui adressa elle-même la parole pour le prier d’être juge dans une question puérile qui divisait ses fillettes.

Tout cela simplement et modestement, et avec son sourire ordinaire.

M. de Ferney se demanda d’abord s’il n’avait pas rêvé et s’il ne rêvait pas encore, mais sa conscience ne lui permettait pas le doute. Il se sentit alors rempli d’admiration pour cette femme qu’il avait si brutalement insultée et dont la généreuse conduite le sauvait de la honte.

L’ignorant en matière d’amour ne comprenait pas qu’en se glissant en son âme, ce sentiment nouveau allait s’y joindre au désir dont il était déjà obsédé, pour y créer une de ces passions fatales et dominatrices qui courbent les plus forts.

Mme de Ferney, dont la tendresse inquiète et la jalousie étaient constamment en éveil, ne tarda pas à s’apercevoir du trouble de son mari, et le questionna. Il lui répondit qu’il avait veillé fort tard, qu’il était surchargé de travail, un peu fatigué, et il se retira sans attendre même que le repas fût terminé.

Son parti était pris, il voulait avoir une explication avec Jeanne. Le pardon tacite qu’elle lui avait évidemment accordé ne lui suffisait pas ; il aspirait à l’entendre tomber de ses lèvres.

Ce fut, à partir de ce moment-là, une lutte d’adresse entre M. de Ferney et Mlle Reboul, et la jeune fille s’y prit si adroitement, sans paraître y mettre d’affectation, que, pendant plus d’une semaine, le magistrat ne put se trouver seul avec elle.

Les regards suppliants de cet homme que l’amour torturait, elle semblait ne pas les voir ; les paroles brûlantes qu’il murmurait à son oreille, lorsque le hasard la rapprochait de lui, elle feignait de ne pas les entendre.

L’infortuné devenait fou, son visage se plombait, ses yeux se creusaient, ses mouvements se faisaient fébriles ; il passait au travail les nuits que l’amour dont il était l’esclave ne lui permettait plus de donner au sommeil ; il se glissait parfois dans l’ombre, comme un voleur, jusqu’à la porte de la chambre de Jeanne, et là, déchirant sa poitrine de ses mains comme pour en arracher son cœur, il restait de longs instants muet et oppressé.

Il était évident que ses forces de résistance étaient à bout et que bientôt, affolé de nouveau, il oublierait toute mesure de prudence.

Près d’un mois s’était ainsi écoulé, M. de Ferney toujours plus épris, Jeanne également implacable, et les premiers jours de juin avaient fait du jardin de l’hôtel de Rifay un véritable Éden, où la malade aimait à s’étendre sur une chaise-longue, lorsqu’un soir, vers huit heures, le magistrat annonça qu’il sortait pour ne rentrer qu’assez tard.

Mme de Ferney avait appelé ses enfants auprès d’elle ; ils jouaient sous ses yeux.

C’était le moment où, recouvrant un peu de liberté, la jeune institutrice se retirait volontiers dans son appartement.