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Ce mouvement avait été provoqué par les terribles nouvelles que Fernand Barthet, le peintre, venait de lancer brusquement au milieu des invités de la Louve.

Ce Fernand Barthet était un artiste aussi célèbre par son existence bizarre que par ses œuvres.

Tout à son travail pendant l’après-midi, il ne revenait jamais chez lui avant l’aurore, ce qui l’avait fait surnommer « le vertueux Fernand ».

Tous les soirs, vers dix heures, il faisait son entrée en costume de soirée, au foyer de quelque théâtre. À minuit, il paraissait à son cercle, au Mirliton ; puis, à deux heures, il commençait sa tournée dans les restaurants à la mode et chez ceux de ses amis qui recevaient.

C’est ainsi que cette nuit dont nous retraçons les incidents, il avait appris, en sortant du Helder, vers quatre heures du matin, l’assassinat dont Armand de Serville avait été victime.

Or, comme il aimait beaucoup son confrère, il s’était hâté de courir rue d’Assas.

Là, il avait recueilli tous les détails du drame, et, en revenant du côté des boulevards, une ou deux heures plus tard, on lui avait raconté à son cercle ce qui était en train de se passer à Montmartre, ce triste et honteux épisode des canons, qui devait se terminer d’une façon si sanglante avant la fin de la journée.

Sachant qu’en ce même moment on jouait et on dansait chez la Louve, dont il était du reste un des fidèles, Fernand n’avait fait qu’un bond jusqu’à la rue de Monceau, et il était tombé au milieu de la réunion, pour s’écrier avec une de ces poses théâtrales qu’il affectionnait :

— Allez, messeigneurs, allez ! jouez vos fermes et vos castels, aimez les jolies filles, savourez dans des coupes d’or les vins de Chypre et d’Alicante ! Pendant ce temps-là on assassine vos amis et les manants rossent le guet !

On avait d’abord pris cette étrange tirade pour une plaisanterie, mais le jeune artiste s’empressa de dire ce qu’il savait, dans un langage plus en rapport avec l’époque, et ce fut alors un cri général d’épouvante.

Sur les vingt à vingt-cinq personnes qui se trouvaient encore chez la Louve, dix au moins connaissaient M. de Serville de nom et de réputation, et l’histoire de ses amours avec Sarah Bernier était depuis longtemps dans le domaine public. Tous les yeux cherchèrent alors la comédienne, mais aux premiers mots du peintre, elle avait disparu.

On supposa charitablement qu’elle était allée prendre elle-même des nouvelles de son ancien amant, et, comme les esprits se tournèrent vers la seconde partie du récit de M. Barthet, ce fut aussitôt un sauve-qui-peut si précipité que, cinq minutes après, Gaston et du Charmil se trouvaient à peu près seuls chez la comtesse.

Le marquis d’Almeida et le docteur Harris étaient partis des premiers.

— Voilà une jolie nuit ! dit de Fressantel à Paul. Je n’ai plus le sou !

Le jeune baron était plus préoccupé de sa ruine que des événements dramatiques dont il venait d’être instruit. S’il les regrettait, c’était bien certainement pour cette