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Et quelle assistance ! Il s’y trouvait, pêle-mêle, les uns sur les autres, des gardes nationaux en vareuses et en sabots, des femmes, des enfants, des ouvriers, des gens appartenant à toutes les classes de la société, des avides, des curieux, des indifférents.

Tout cela, selon les circonstances et l’orateur, hurlait, sifflait, applaudissait, aboyait, miaulait, se tordait de rire ou tressaillait d’enthousiasme.

Au moment où le docteur Harris et Justin entraient dans ce singulier endroit, l’assemblée était en gaieté. Le bureau était présidé par un ancien lutteur de la rue Lepelletier. Ses assesseurs étaient un cordonnier envieux et un laitier du voisinage.

Quant au speaker, c’était un personnage à la mine famélique, au visage maigre et osseux, aux yeux hagards, à la longue barbe brune, aux cheveux flottants et aux vêtements râpés. Malgré les cris d’oiseaux dont l’assemblée gouailleuse accompagnait son discours, il n’en continuait pas moins sa démonstration, dont le but était de prouver que le meilleur des gouvernements serait celui dont il ferait partie.

Mais le bruit devint bientôt si formidable que l’orateur dut laisser la place à un de ces innombrables ennemis du capital qui, pendant plus d’un an, tentèrent d’expliquer à la population ouvrière de Paris les inexplicables et dangereuses théories de Proudhon, auxquelles ils ne croyaient certainement pas plus que leur auteur, si ce n’est comme moyen de se faire de la popularité.

Cette fois le public applaudissait à tout rompre à la destruction du capital, à la création du fédéralisme, à l’inauguration du socialisme, à la proclamation de la République universelle.

Puis arrivèrent les adversaires du clergé, de l’armée, des propriétés, des riches, des nobles et des puissants, et ce fut alors un concert de haine contre la société tout entière, concert qui se termina dans un tintamarresque Ça ira ! qu’entonnèrent deux mille voix avinées.

Une femme surtout, placée au premier rang de la foule et auprès d’un jeune ouvrier à la physionomie douce et intelligente, se faisait remarquer par son exaltation.

C’était une jolie fille de vingt-deux à vingt-trois ans, au visage ovale et d’une régularité parfaite, aux yeux bruns chargés d’éclairs, aux lèvres roses, aux dents blanches et fines comme celles d’un jeune chien.

Debout sur son banc, une main sur l’épaule de cet ouvrier, qu’elle excitait du regard et du geste, elle avait déployé de l’autre une ceinture rouge qu’elle avait enlevée à son amant, et sa voix stridente répétait le sinistre refrain de 93.

Pendant ce temps-là, certains groupes se tenaient isolés dans la demi-obscurité du promenoir, à côté de la porte par laquelle nous avons pénétré dans la salle des Folies-Belleville.

C’étaient le docteur Harris et Justin, autour desquels s’étaient réunis une demi-douzaine de personnages dont un jeune lieutenant de la garde nationale semblait le chef, bien qu’il eût vingt-cinq ans à peine et que tout, dans son langage aussi bien que dans sa tournure, indiquât un simple ouvrier.