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toute sorte que lui amenait son industrie ; que ces gens-là appartinssent à la clientèle des emprunteurs élégants, à celle des femmes de théâtre dont elle achetait les toilettes pour les revendre à des filles de bas étage, ou qu’ils fussent même des courtiers de recel, intermédiaires des voleurs de profession.

Ses amis, elle en avait quelques-uns, car elle aimait le mot pour rire et, à l’occasion, ne refusait pas une pièce de cent sous à un pauvre diable, ses amis ne l’avaient jamais vue faible que pour une seule personne, c’était pour ce gamin qu’elle appelait son neveu, bien que, dans le quartier, on ne lui connût ni frère, ni sœur, ni même aucun parent.

De son ancien amant, Claude Manouret, elle n’avait plus entendu parler.

De ce côté, elle était tranquille. Après sa condamnation à dix ans de travaux forcés, l’ex-cabaretier avait été expédié à Cayenne, où il était mort tragiquement, dans les forêts de la Guyane, après s’être évadé du bagne.

Elle était également sans nouvelles de son frère Pierre le bossu, mais comme il n’avait été condamné qu’à trois ans de prison pour la séquestration de l’agent d’affaires Marius Pergous, elle craignait chaque jour de le voir reparaître.

Quant à son cher neveu Louis, qui s’était envolé après l’avoir dévalisée, la Fismoise s’en inquiétait médiocrement, bien que parfois son souvenir lui revînt, car la marchande à la toilette n’était pas une mauvaise femme. Elle eût même été pour le fils de sa sœur une excellente tante, s’il avait seulement tenu un peu de celui qu’elle croyait son père, Armand de Serville, au lieu de n’avoir dans ses veines que le sang maudit des Méral.

Mais le jeune chenapan avait disparu depuis longtemps et la sœur de Jeanne Reboul y songeait de moins en moins, lorsqu’un soir, à l’heure à peu près où le docteur Harris avait avec la Louve l’entretien que nous avons raconté, la vieille brocanteuse vit apparaître tout à coup, sur le pas de sa porte, ce neveu qu’elle croyait mort ou tout au moins en Chine.

— Comment, mauvais sujet, te voilà ! s’écria-t-elle, toute stupéfaite.

— Moi-même, ma bonne tante, moi-même, répondit Louis sur un ton dolent. Bien changé, n’est-ce pas ? Que voulez-vous ? Trois mois de casemate à Mayence avec mon pauvre maître. Ah ! ces Allemands maudits ! Pauvre armée ! pauvre France !

— Qu’est-ce que tu me racontes là, mauvais garnement ? Mayence, les casemates, ton maître !

— La vérité, tante Françoise, la vérité pure. Seulement, permettez-moi d’entrer chez vous ; je meurs de fatigue. Savez-vous que j’ai fait plus de trois cents lieues à pied ?

En disant ces mots, Louis s’était tout doucement glissé entre la grosse femme et le montant de sa porte ; puis, une fois dans le magasin, il avait aperçu le grand fauteuil et s’y était jeté avec un soupir de satisfaction.

— Oui, ma bonne, mon excellente tante, continua le jeune homme, que la Fismoise avait laissé faire, tant la surprise la paralysait ; oui, plus de trois cents lieues