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— Tu iras, ou tu y enverras quelqu’un. Ou alors, c’est que tu n’as pas envie de te venger.

— Tu sais bien le contraire !

— Enfin, avise à faire pour le mieux. C’est bien le diable si, à nous deux, nous ne trouvons pas le moyen d’avoir quelques pattes de mouches de la générale. Songes-y de ton côté, je vais y penser du mien.

Et la Louve, en guise de péroraison, se versa un verre de bordeaux qu’elle but lentement, pendant que Sarah se laissait retomber dans le fond de son fauteuil en fermant les yeux, comme pour être plus complètement à ses réflexions.

Pendant ce temps-là, Harris et William redescendaient en voiture vers Paris, et le docteur disait à son compagnon :

— Eh bien ! mon cher, que pensez-vous de ma petite combinaison ? Vous semble-t-elle assez adroite ?

— Je dis que cette femme sera une misérable si elle fait ce que vous lui avez demandé ! Je parle de Mlle Sarah Bernier, car l’autre, la comtesse Iwacheff, je sais ce dont elle est capable.

— J’y compte bien, et vous avez raison : Mlle Sarah sera une misérable ; mais nous aurons les lettres de Mme de Rennepont à son amant, et nous tiendrons alors le général. De tous les chefs de corps, il est de ceux qui ont le plus d’influence sur leurs soldats. Le moins que nous obtiendrons de lui, dans la juste crainte qu’il aura d’être déshonoré publiquement, ce sera de ne pas l’avoir contre nous. Jean, à Belleville ; vous arrêterez sur le boulevard, avant la Grande-Rue.

Cet ordre donné à son cocher, l’Américain se rejeta dans le fond de son coupé en se frottant joyeusement les mains, pendant que Justin Delon était tout entier aux horribles souvenirs du passé qu’avait réveillés en lui la vue de Jeanne Reboul.

Condamné par contumace à la peine capitale, comme assassin de Jérôme Dutan, le père de cette jolie enfant que maître Pétrus avait arrachée à la mort le soir où, pour fuir l’ignoble Marius Pergous, elle s’était jetée dans la Marne, Justin Delon était parvenu à échapper aux recherches de la justice.

Réfugié à Londres, lord Rundely, qui ignorait son véritable nom et sa mésaventure judiciaire, lui avait fourni les moyens de gagner l’Amérique, où il était resté deux ans et s’était fait citoyen américain. Il était venu ensuite en Allemagne, en avait appris la langue, et avait vécu à Francfort sous le nom de William Burton, enseignant l’anglais et le français.

C’est alors qu’après s’être affilié à l’Internationale, il était devenu l’un des agents les plus actifs de Karl Marx, dans l’espoir qu’à la faveur d’une révolution, il pourrait rentrer en France pour se venger.

On comprend donc aisément qu’il avait été des premiers à applaudir à la chute de l’Empire et ensuite à s’embarquer sur le Prince-Impérial pour revenir à Paris, où, d’après ce que lui avait écrit le docteur Harris, ami de Karl Marx et grand apôtre de la République universelle, un mouvement populaire était imminent.