Page:René de Pont-Jest - Sang-Maudit.djvu/40

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Refuseriez-vous ?

— Oh ! monsieur Pergous, comment pouvez-vous le penser ! Mais je veillerai sur ce dépôt comme le dragon sur les pommes d’or du jardin des Hespérides, je me ferai tuer…

— Ce n’est pas à ce point précieux, et ça ne vaut pas une goutte de sang d’un brave garçon comme vous. C’est entendu ; je vous ferai porter cela à votre domicile. Vous demeurez toujours à Levallois-Perret ?

— Toujours, monsieur.

— Personne n’entre chez vous, ne furète dans vos papiers ?

— Jamais ! Je suis mon propre domestique.

— Quelque femme peut-être ?

— Une femme ! Oh ! monsieur Pergous…

Cette exclamation était tout un poème dans la bouche du chaste clerc. Il l’avait lancée avec un accent si comique que, malgré la gravité de sa situation, l’ex-avoué ne put s’empêcher de sourire, en ajoutant avec une indifférence affectée :

— Demain ou après, un de ces premiers jours, rien ne presse, je vous enverrai ces dossiers. Vous les fourrerez dans le fond d’une armoire, sous votre lit, n’importe où, pourvu qu’ils ne soient pas exposés aux regards de quelque visiteur.

— Je ne reçois jamais personne, monsieur.

On ne saurait rendre le ton de douce philosophie avec lequel cet isolé avait prononcé ces mots.

— Maintenant, vous êtes libre, termina Pergous.

Et il tendit majestueusement la main à cet honnête homme qui, pour un rien, la lui aurait baisée, et dont il faisait son complice.

Puis il ajouta mentalement en le suivant des yeux :

— Il est vraiment heureux, pour les malins comme moi, qu’il y ait des imbéciles comme lui.

Philidor sorti, après force révérences, l’agent d’affaires se hâta de s’éloigner lui-même de son quartier.

Le but qu’il venait d’atteindre, en préparant un asile à son lugubre gage de chantage, était un premier succès, mais il lui restait à faire disparaître le cadavre de Jérôme.

De la rue du Four, il se dirigea immédiatement vers la gare de l’Est ; il dîna dans un restaurant du voisinage et prit le train de huit heures et demie.

Une heure plus tard, il entrait dans son jardin.

Son premier soin fut de s’assurer, à tâtons, car la nuit était fort obscure, que les choses étaient bien dans l’état où il les avait laissées, et après sa visite à la serre, où le corps de Dutan gisait toujours sous les fagots, il pénétra dans sa maison, d’où il ressortit bientôt, portant un poids de vingt kilos et une corde.

De retour auprès de sa porte, il mit la corde à terre et gagna les bords de la Marne.

Il avait là, comme la plupart des riverains, un petit bateau qui lui servait dans ses jours de galanterie pour promener ses conquêtes.

L’embarcation était amarrée à un des pilotis d’un petit escalier, en face de la grille de sa propriété.