Page:René de Pont-Jest - Sang-Maudit.djvu/394

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Aussi, dès la première semaine du mois de février 1871, peu de jours après la signature de cet impitoyable armistice que nous valut le patriotisme aveugle des partisans de la guerre à outrance, que la France signa de son sang et que Me Jules Favre arrosa de ses larmes, les bateaux à vapeur qui faisaient le service des voyageurs entre les côtes de France et celles d’Angleterre transportèrent-ils l’assemblage de passagers le plus étrange et le plus hétérogène.

Londres et les villes du littoral anglais ne se débarrassaient pas seulement des nombreux Français que la guerre avait exilés, les uns parce qu’ils n’avaient pu rejoindre leur poste, les autres parce qu’ils avaient fui comme des lâches la patrie en danger ; mais la libre Angleterre rendait encore à sa voisine d’outre-mer, en même temps que ses réfugiés politiques dont la seule faute était de s’être trompés, les vagabonds, les voleurs et les repris de justice, dont elle est depuis si longtemps la terre classique de refuge.

Le 8 février 1871, vers dix heures du soir, le steamer le Prince Impérial, — le capitaine de ce bâtiment avait tout simplement refusé, malgré le Quatre-Septembre, de le débaptiser, — le Prince Impérial, disons-nous, embarqua à Douvres une centaine de ces voyageurs dont nous venons de parler et fit route pour Calais.

La mer était belle, le ciel parsemé d’étoiles. Après le premier moment de cohue qui suit toujours un départ ; lorsque les femmes, les enfants et les délicats furent descendus dans la chambre, ceux des passagers qui ne craignaient pas la fraîcheur de la nuit s’installèrent sur le pont, ceux-ci derrière la chaudière pour se mettre à l’abri du vent, ceux-là à l’arrière, sur le coffre aux pavillons, enveloppés dans leurs manteaux et le cigare aux lèvres.

Bientôt le léger steamer quitta la jetée et s’élança vers la pleine mer.

Son commandant qui, jusque-là, s’était tenu auprès du matelot de barre, lui donna la route, et il s’apprêtait à descendre dans sa cabine lorsqu’il croisa sur le pont deux voyageurs qui s’y promenaient depuis leur embarquement.

La physionomie de l’un de ces individus frappa si vivement le marin qu’il s’arrêta brusquement en face de lui.

C’était un homme maigre, d’une taille au-dessus de la moyenne et d’une soixantaine d’années au moins, à en juger par sa barbe grise et les rides profondes sillonnant son front. Il était coiffé d’un chapeau mou et vêtu d’un paletot d’étoffe grossière.

Son compagnon était moins âgé et plus petit. On eût dit à son accent qu’il était Anglais ou Américain, bien qu’il s’exprimât très purement en français. Il portait entière sa barbe brune ; ses yeux noirs, enfoncés sous l’arcade sourcilière, avaient des regards inquiets ; sa physionomie, qu’un sourire moqueur animait parfois, était celle d’un sceptique ou d’un désillusionné.

— Vous me reconnaissez donc, capitaine ? dit le vieillard au commandant du steamer.

— Oui, répondit sèchement celui-ci. J’étais d’ailleurs étonné de ne pas vous