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De plus, sachant que le clerc l’aimait d’amour, la malheureuse isolée craignait instinctivement, si elle s’adressait à lui, de contracter une dette de reconnaissance qu’elle ne se sentait pas le courage de payer en devenant sa femme.

Elle attendit donc, dans de mortelles angoisses, le moment du départ, et, seulement le matin même du jour fixé, profitant d’un moment où l’ex-avoué s’était absenté, elle entrouvrit la porte du bureau et appela son ami.

Celui-ci accourut.

— Écoutez-moi, lui dit-elle rapidement : Nous partons ce soir pour Nogent et j’ai peur d’être seule là-bas avec qui vous savez…

— Refusez d’y aller, interrompit vivement le brave secrétaire.

— Que deviendrai-je ! Où irai-je ?

Philidor baissa la fête en pâlissant. Il n’osait dire : Venez chez moi.

Comprenant ce qui se passait dans le cœur de son timide amoureux, Marie reprit :

— Non, je dois suivre M. Pergous, mais si j’ai à me plaindre de lui, je vous écrirai un mot ; jurez-moi de venir à mon secours.

— Oh ! je vous le jure, mademoiselle, s’écria-t-il ; rien ne m’arrêtera. Il me chassera ? Eh bien ! je trouverai une autre place. Puisque vous prévoyez un danger, qui existe, je le sens bien, moi aussi, pourquoi l’affronter ?

— Nous nous trompons peut-être. Rentrez vite et souvenez-vous de votre serment.

Le pauvre garçon n’eut pas le temps de répondre ; Marie avait disparu. Elle avait entendu monter Victoire et ne voulait pas être surprise par cette fille qu’elle savait beaucoup trop dévouée à son maître.

On comprend aisément l’effet qu’avait produit sur Philidor la communication de la jeune fille. Il en était sincèrement épris ; il était disposé à tout pour la protéger, il eût donné volontiers sa vie pour elle, et il ne pouvait rien.

Aussi, lorsque son patron rentra, fut-il vingt fois sur le point de lui dire qu’il connaissait ses infâmes projets et qu’il saurait bien s’y opposer ; mais à la pensée que Pergous le chasserait et qu’il ne pourrait plus veiller sur celle qu’il aimait, il eut le courage de se taire, et le soir, lorsque l’agent d’affaires lui annonça son départ pour Nogent, il le salua avec son humilité accoutumée.

Cependant, bien qu’il pensât que Marie n’avait rien à redouter ce jour-là, il n’en passa pas moins une soirée et une nuit terribles, et le lendemain il était tellement défait, que lorsqu’il arriva à son bureau, où le tripoteur se trouvait déjà, celui-ci, pour la première fois peut-être depuis qu’il le connaissait, lui demanda ce qu’il avait.

Le malheureux répondit qu’il était un peu souffrant et l’ex-avoué ne s’en inquiéta pas davantage ; mais trois ou quatre jours plus tard, n’y pouvant plus tenir et croyant avoir remarqué que son patron avait l’air plus joyeux que d’ordinaire, il attendit à peine son départ pour se diriger lui-même vers la gare de Vincennes.