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moindre indiscrétion pourrait nous envoyer à Cayenne, et on y est fort mal. Je vous en parle par expérience, moi qui, à la suite du coup d’État, dont j’ai été une des victimes, ai passé là-bas une dizaine d’années. Ah ! la politique, cher monsieur, quelle terrible chose ! Ne vous y fourrez jamais !

En disant cela avec un accent de sympathie admirablement jouée, le monstre avait tendu la main au premier clerc qui, rempli de respect pour un homme qui courait de semblables dangers, voulut le reconduire jusqu’à l’escalier.

Inutile d’ajouter que Pierre n’avait pas oublié de reprendre la clef de la caisse en se disant in petto qu’on ne savait pas ce qui pouvait arriver.

Au moment où Philidor allait rentrer dans son bureau, il aperçut Marie qui sortait de l’appartement. Saisissant alors l’occasion qui lui était offerte, il s’approcha de la jeune fille pour lui donner des nouvelles de son protecteur.

— Je vous remercie, répondit Marie ; j’étais également inquiète de l’absence de M. Pergous.

— Vous l’aimez bien ?

— Je lui dois une grande reconnaissance ; j’étais seule, abandonnée, il m’a recueillie. Que serais-je devenue sans lui ? Que deviendrais-je s’il me manquait ?

— Vous oubliez, mademoiselle, ce que j’ai osé vous dire en vous accompagnant à la Salpêtrière : que je vous suis tout dévoué : que, comme vous, je suis sans famille et que je donnerais ma vie pour vous être utile.

On ne saurait exprimer le ton de bonté, de douceur et de sacrifice avec lequel Philidor avait prononcé ces mots.

— Vous êtes un brave garçon, répondit, très émue, la fille de Lucie ; c’est Dieu qui m’a envoyé un frère tel que vous.

— Alors, si vous avez jamais un ennui, un chagrin, c’est à moi que vous vous adresserez, à moi seul ?

— Je vous le jure !

Marie lui tendit sa petite main ; il la prit en tremblant et ajouta :

— Oh ! merci, mademoiselle ; je vous aime tant ! Lorsque je vous rencontre, lorsque je vous vois, cela me fait un si grand plaisir ! J’oublie que je suis laid, que je suis pauvre ; je me dis que je ne suis plus seul au monde, que quelqu’un s’intéresse peut-être à moi. C’est si bon de ne plus se sentir isolé au milieu de tous !

Marie ne retirait pas sa main ; ses grands yeux attachés sur le visage de son ami exprimaient autant de trouble que de reconnaissance.

On eût dit que l’esprit de la chaste enfant venait tout à coup de s’ouvrir à l’intelligence de certains mots qu’elle n’avait pas compris jusqu’alors, et qu’elle éprouvait en même temps de la surprise et une espèce de frayeur.

Le bon Philidor lut tout cela sans doute sur la physionomie de la jeune fille, car il abandonna brusquement sa main et se sauva dans son bureau en murmurant :