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ment la main sur son revolver ; mais, que voulez-vous, j’aime la société des gens distingués, et j’espérais que vous me feriez l’honneur de partager mon repas. C’est tout à fait, mais, là, tout à fait à votre intention que j’ai augmenté mon ordinaire. Est-ce que vous croyez que je mange ainsi d’excellentes choses et que je bois de ce délicieux vin tous les jours ? Que non pas, que non pas ! Vraiment vous n’êtes pas raisonnable !

— Taisez-vous, misérable ! gronda le prisonnier dont les yeux s’injectaient.

Et, comme il avait fait un pas en avant, Pierre souleva son pistolet en répondant :

— Des gros mots ! Vous feriez mieux de griffonner deux lignes à ce bon M. Philidor et de venir ensuite vous asseoir là, gentiment, près de moi. Oh ! je n’ai pas mangé votre part ; je n’ai pas touché au poulet et il y a encore une bouteille pleine.

C’en était trop pour le malheureux.

— Soit ! gémit-il, je vais écrire !

En disant ces mots, il se dirigea vivement vers la commode où Pierre, avant de mettre son couvert, avait placé le papier et l’encre.

— À la bonne heure ! s’écria Méral, mais sans toutefois le perdre de l’œil. Que diable ! un homme intelligent ne se laisse pas mourir de faim pour quatre ou cinq mille francs.

— Vous avez dit trois mille, fit Pergous en se retournant.

— C’est hier que j’ai dit trois mille francs ; mais depuis hier j’ai relu dans Monte-Cristo, que vous avez eu la bonté de me rappeler, ce délicieux épisode de l’aventure de Danglars, et, ma foi ! ça m’a donné l’idée d’agir envers vous comme Luigi Vampa envers le banquier parisien. Voilà pourquoi ce n’est plus trois mille francs aujourd’hui, mais quatre mille. Demain ce sera cinq.

— Alors je n’écrirai rien.

— Ne dites pas de bêtises. Si vous n’écrivez pas aujourd’hui, vous écrirez demain, et ça vous coûtera mille francs de plus. Voyons, avouez que je suis bon enfant. Si je le voulais, vous me donneriez ce soir le double en échange d’une aile de poulet et d’un verre de bordeaux.

— Voilà votre affaire, reprit l’ex-avoué pour toute réponse, car il sentait, aux tiraillements de son estomac, que le monstre disait la vérité.

— Fort bien, cher monsieur, fit Pierre après avoir pris connaissance de la lettre ; ma foi, je n’ai plus faim. À vous à festoyer ; moi, je me sauve. Ne vous donnez pas d’indigestion, au moins !

Cette flèche du Parthe lancée, le frère de Jeanne Reboul laissa le champ libre à sa victime, courut à la porte, l’ouvrit et, après l’avoir refermée à double tour, descendit l’escalier plus lestement qu’on ne pouvait l’attendre de son étrange structure.