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— Jamais !

— Alors vous ne voulez pas déjeuner ?

— Vous avez donc lu les œuvres d’Alexandre Dumas ?

Si étrange que fût cette question de la part d’un homme dans la situation de Pergous, elle ne causa aucune surprise à Pierre, qui était vraiment plein d’humour.

Aussi répondit-il en souriant :

— Non seulement je connais les principaux romans de M. Alexandre Dumas, mais j’ai même eu l’honneur de voir le grand romancier, il y a quelques années. Il était venu visiter, dans le Midi, une ville où je demeurais à cette époque.

— Toulon, probablement, fit l’agent d’affaires. Si M. Dumas y retournait un jour, il pourrait bien vous y retrouver.

— Non, le climat de ce pays ne m’est pas sain ; je ne compte pas y séjourner jamais de nouveau. Mais pourquoi me demandiez-vous si j’avais lu les romans de M. Dumas ?

— Parce que le rôle que vous jouez est tout entier dans Monte-Cristo.

— Vous croyez ?

— Arrêté par le bandit Luigi Vampa, le banquier Danglars dut débourser tout ce qu’il avait d’argent pour acheter de quoi manger.

— Tiens, c’est vrai ! Je me souviens parfaitement de cet épisode, et cela me flatte beaucoup, car je n’y avais pas songé un instant en faisant mes comptes.

— Et si je refuse d’écrire à mon clerc ?

— J’en serais désolé ; monsieur ne pourrait ni déjeuner ni dîner.

— Vous ne me laisserez pas mourir de faim, car, si vous me gardez, c’est que je dois vous être bon à quelque chose.

— Certes non, vous ne mourrez pas de faim, seulement vous ne recevrez qu’une ration de prisonnier.

— Cette ration me suffira !

Comme pour prouver qu’il ne céderait pas, Pergous se jeta sur son lit.

— Oh ! nous le verrons bien, grommela le bossu en s’en allant.

Quelques instants après, il revenait poser bruyamment sur la table un morceau de pain et une carafe d’eau.

L’agent d’affaires affecta de ne le voir ni de l’entendre, et seulement dans l’après-midi, ne pouvant lutter plus longtemps contre les tiraillements de son estomac, il tâta de son repas d’anachorète.

Mais le pain datait de plusieurs jours et l’eau était saumâtre. L’affamé put à peine avaler quelques bouchées de l’un et une gorgée de l’autre.