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Le ravissant hôtel de Thurloe square était devenu le théâtre des fêtes les plus élégantes, dont on se disputait les invitations, et c’était aussi, certains jours de la semaine, un salon politique où se réunissaient les coreligionnaires du jeune lord, c’est-à-dire les membres de l’opposition au Parlement.

Jeanne faisait les honneurs de sa maison en femme aussi distinguée qu’intelligente. Moins de six mois plus tard, elle jouait un de ces rôles qu’elle avait toujours ambitionnés.

Mais ce triomphe ne lui faisait pas perdre de vue le but qu’elle s’était proposé d’atteindre : se venger tôt ou tard, non seulement d’Armand de Serville, mais encore de M. Dormeuil, qui l’avait si impitoyablement humiliée.

Chaque jour elle pensait avec des frémissements de colère à l’époque où elle pourrait enfin rentrer en France.

C’est dans cette disposition d’esprit que la surprit un jour une lettre de sa sœur, avec laquelle elle était toujours en correspondance.


« Ma chère amie, lui écrivait Françoise, je ne puis te donner exactement que l’un des renseignements que tu me demandes : Raoul de Ferney, après être sorti de l’École de Saint-Cyr, a passé deux ans en garnison à Orléans, puis il est revenu à Paris, où il est lieutenant dans le 81e de ligne. Quant à sa sœur Louise, je n’ai pu découvrir l’endroit où elle se trouve.

« En ce qui concerne l’hôtel de Rifay, il est toujours habité par M. Billy.

« Je ne sais pas du tout ce que sont devenus Pergous et Justin.

« Le premier a quitté Reims. On ignore où il est. Pour Manouret, je n’en ai plus entendu parler depuis le jour où, ayant osé revenir à Paris et se présenter chez moi, il a failli être arrêté.

« Ah ! je t’assure bien que, sans la crainte de te voir compromettre par ce misérable, je l’aurais volontiers dénoncé moi-même afin qu’on le mît à l’ombre pour longtemps.

« Mais, ma bonne Jeanne, ce qu’il faut que je le dise, quoique je sache combien ce sujet-là t’ennuie, c’est la conduite de ton fils Louis-Armand.

« Je ne t’ai pas raconté les tourments qu’il m’a causés. Il a tous les défauts ; il est vicieux comme s’il avait trente ans et j’ai eu beau faire pour le ramener à bien, il n’a que plus mal tourné. C’est à peine, si, dans ces derniers temps, il rentrait à la maison une fois par semaine, pour me demander de l’argent, et lorsque je lui en refusais, le malheureux me menaçait.

« J’ai dû le prévenir que je m’adresserais au commissaire de police. Alors, il est devenu un peu plus raisonnable, mais pour mieux me tromper, car, il y a une quinzaine de jours, profitant d’une soirée que j’étais allée passer à l’Ambigu, il a enfoncé mon armoire, m’a volé douze cents francs d’économies que j’y avais cachés, ma montre, mes bijoux, et il a disparu.

« Depuis ce jour-là, je ne l’ai plus revu. Dieu veuille qu’il ne revienne jamais et que nous n’entendions pas dire un jour qu’il est en cour d’assises.